Par Jean-Louis De Brouwer, Directeur du programme Affaires européennes – Egmont – Royal Institute for International Relations – LA REVUE #137.
L’interminable débat sur la politique migratoire de l’Union européenne a connu plusieurs temps forts ces derniers mois.
Au terme de la réunion du Conseil, sous présidence suédoise début juin, tous les espoirs étaient permis après un accord arraché à la majorité qualifiée sur deux des principaux textes constitutifs du « nouveau pacte » présenté par la Commission à l’automne 2020. Le Conseil était donc en ordre de marche et allait pouvoir entamer les négociations inter institutionnelles avec le Parlement européen qui l’attendait de pied ferme depuis avril, voire depuis plus longtemps, pour certains éléments relevant de ce complexe paquet juridique.
Le drame politique éclatait quelques semaines plus tard, lors de la réunion du Conseil européen. Mises en minorité, la Pologne et la Hongrie se rebellaient face à ce qu’elles considéraient comme un manquement à un engagement politique des chefs d’État et de gouvernement de rechercher le consensus sur ces questions sensibles, entraînant un blocage des délibérations et empêchant l’adoption d’un projet de texte de conclusions pourtant bien anodin, ravalé au rang de conclusions du Président du CE.
Mais qu’à cela ne tienne : le volontarisme politique (ou la fatigue d’une interminable négociation ?) restait de mise et, prenant le relais, la Présidence espagnole s’engageait à poursuivre les trilogues à marche forcée et, pour ce faire, à tout d’abord débloquer au sein du Conseil le seul texte manquant encore à cet ensemble, destiné à doter l’Union et ses États membres d’une réponse complète aux défis découlant d’une pression migratoire en constante augmentation.
Cette proposition, qui, pas plus que les autres composantes du « Pacte », ne brille pas par sa simplicité, vise à aménager un dispositif spécial en cas de crise ou de force majeure, à savoir un afflux massif de ressortissants de pays tiers. Sont prévues des dérogations au futur régime « de droit commun », en matière d’accueil et de procédures applicables aux migrants, potentiellement en besoin de protection internationale, ainsi qu’une solidarité renforcée entre États membres. La version initiale a été enrichie par l’intégration de dispositions héritées d’une autre initiative, désormais obsolète, visant à armer les États membres pour faire face à des situations d’instrumentalisation, à savoir l’organisation délibérée par un pays tiers (ou un acteur non étatique) d’une pression migratoire à la frontière externe, susceptible de porter atteinte à leur sécurité interne. Inspirée par la tentative du Bélarus,cette initiative n’a fait que renforcer la défiance des défenseurs du droit à la protection internationale face à de telles dérogations.
C’est pourtant ce dispositif qui, dans sa première mouture, était conçu pour remplacer une protection temporaire perçue comme inopérante. Mais l’évidence de l’élan solidaire qui a suivi l’agression russe en Ukraine s’est imposée : cet instrument, conçu en 2001, ne pouvait être renvoyé aux oubliettes. Il a donc fallu trouver un moyen d’organiser la coexistence juridique des deux régimes.
La tentative laisse sceptique. Il est stipulé que les dispositions en matière de crise, force majeure et instrumentalisation sont complémentaires à celles de la protection temporaire lorsque celle-ci a été déclenchée. Ceci laisse ouvertes au moins deux questions. D’une part, comment combiner un régime basé sur le principe d’un examen individuel des besoins de protection avec l’octroi (temporaire) d’une telle protection à des groupes de bénéficiaires définis par une décision du Conseil ? Sans doute envisage-t-on la situation de deux « afflux » de populations distinctes, ce qui ne manquerait pas de poser la question du « deux poids, deux mesures ». D’autre part, quels seront les critères susceptibles d’influencer le déclenchement de la protection temporaire malgré la disponibilité de ce dispositif de crise (sans doute le fait qu’un nombre élevé d’États membres soient simultanément susceptibles d’être affectés) ?
Quoi qu’il en soit, après la pause estivale, il aura fallu une nouvelle séquence de tensions, au Conseil d’abord, au Comité des Représentants permanents ensuite, pour dégager un compromis, à nouveau rejeté par la Pologne et la Hongrie, qui n’ont pas manqué de manifester à nouveau leur mécontentement en bloquant l’adoption du passage relatif à la migration dans la déclaration adoptée au terme de la réunion informelle du Conseil européen de Grenade. Ce texte peut donc rejoindre l’ensemble plus large soumis au trilogue, ensemble où subsistent bien des points contentieux. Et, en toute hypothèse, la mise en œuvre de ce dispositif est prévue deux ans après l’entrée en vigueur des textes qui le constituent, soit, pour les plus optimistes, fin 2025 au plus tôt !
La protection temporaire aurait-elle donc encore de beaux jours devant elle ? On peut en douter : les considérations politiques, ayant paralysé son application dans d’autres circonstances, demeurent.
Mais peut-être serait-il judicieux de tirer toutes les leçons de l’expérience en cours. Voici maintenant plus de vingt mois que s’applique à des millions de personnes cette mesure dont beaucoup doutaient de la pertinence. À une première phase d’urgence humanitaire faite de généreuse solidarité et de relatif chaos administratif ont succédé des mesures structurelles pour régler les défis liés à l’accès au logement, à l’éducation ou bien encore à la santé de familles destinées à séjourner durablement dans les communautés d’accueil (même si, sans doute, beaucoup reste à faire en ce qui concerne le marché du travail).
Bref, les États d’accueil membres sont entrés dans une logique d’intégration alors qu’en principe, le futur des bénéficiaires de la protection temporaire demeure incertain. D’une part, rien ne permet de prédire une fin rapide du conflit. D’autre part, ce régime est par définition limité dans le temps : le Conseil a d’ores et déjà décidé d’une prolongation pour une troisième et dernière année jusqu’à début mars 2025, mais nul ne sait si seront alors réunies les conditions pour que se concrétise la volonté des autorités ukrainiennes, à savoir le retour massif de leurs ressortissants en vue de participer à la reconstruction du pays.
Il n’est donc pas trop tôt pour préparer l’après. Pour faire simple, deux options sont envisageables. La première s’inscrit dans la logique même de la protection temporaire. Au terme de son application, on en reviendrait donc au principe de l’examen d’un droit individuel, chaque demande étant considérée selon la situation spécifique de son auteur. En supposant que les administrations nationales concernées soient équipées pour faire face à cette surcharge, le résultat global pourrait donc être contrasté, par exemple en fonction de la situation dans la région d’origine de la personne concernée. Une alternative moins chaotique pourrait consister en l’offre d’un statut de résident, indépendamment de tout besoin de protection, aux ressortissants ukrainiens le souhaitant, par exemple en ramenant de cinq à trois ans la condition d’obtention du statut de résident de longue durée dans le cadre de la révision en cours de la directive qui le réglemente.
La suite et la fin de la protection temporaire offerte aux Ukrainiens fuyant l’agression russe seront donc riches d’enseignements. Elles permettront de tester la capacité de l’Union européenne et des États membres à gérer les suites d’un afflux massif et durable de ressortissants de pays tiers, quelles qu’en soient la nature et l’origine. Dans un contexte de transitions économiques, démographiques et géopolitiques,l’UE pourra-t-elle reprendre à son compte le désormais historique « Wir schaffen das!*» ?
*« Nous y arriverons »
GESTION-DE-CRISE