Géorgie/Moldavie : des scrutins décisifs pour leur avenir européen

En l’espace de six jours, entre le 20 et le 26 octobre, deux anciennes républiques soviétiques devront décider de quel côté de la géopolitique – et peut-être de l’Histoire – se ranger : poursuivre le rapprochement avec l’Occident et l’UE ou retourner dans le giron de Moscou.

Par Gian-Paolo Accardo – Voxeurop

Dans les prochaines semaines, deux pays européens qui jadis faisaient partie de l’Union soviétique devront décider de quel côté de la géopolitique – et peut-être de l’Histoire – basculer, s’ils poursuivent leur rapprochement avec l’Occident et l’Union européenne ou s’ils retournent dans le giron de Moscou. Cela peut sembler une simplification extrême, et pourtant c’est bien ce qui les attend, et ces choix vont déterminer en partie, de même que l’issue de la guerre en Ukraine, l’aspect de l’Europe de demain.

Le 20 octobre en effet les Moldaves sont appelés à voter au premier tour de l’élection présidentielle et à choisir par référendum s’ils souhaitent modifier la Constitution afin de permettre l’adhésion du pays à l’UE. Six jours plus tard, les Géorgiens sont appelés aux urnes pour élire leurs parlementaires et décider s’ils souhaitent mettre un terme à douze ans de gouvernement du parti prorusse Rêve Géorgien (KO, attrape-tout), et remettre le pays dans les mains de l’opposition pro-européenne.

Les sondages donnent la présidente moldave sortante, la libérale et pro-européenne Maia Sandu, largement en tête face à son adversaire le plus coté, l’ancien procureur général (ministre de la Justice) Alexandru Stoianoglo, candidat du Parti socialiste de l’ancien président prorusse Igor Dodon. Quant au référendum, le même sondage accorde deux tiers des préférences au “oui”, conformément aux chiffres sur le pourcentage de citoyens favorables à l’adhésion de la Moldavie à l’UE (63 %).

Si toutefois le parti pro-européen ne devait pas l’emporter, on verrait les partis prorusses ou “souverainistes” promouvoir un rapprochement avec Moscou et l’adoption de lois inspirées à celle russe sur les agents de l’étranger, comme en Hongrie, en Russie, en Bulgarie et en Géorgie.

En Géorgie, justement, la situation paraît nettement plus complexe. Ces derniers mois le durcissement des positions de Rêve géorgien et des partis d’opposition n’a fait que s’accroître. Le gouvernement, dirigé de manière de moins en moins occulte par l’homme le plus riche du pays (on estime que sa fortune représente près de 30 % du PIB national) et fondateur de Rêve Géorgien, Bidzina Ivanishvili, continue de faire campagne sur le rapprochement avec l’Europe tout en adoptant des mesures qui semblent tirées du manuel du Kremlin à l’usage des régimes autoritaires.

La récente loi sur les “agents étrangers” et celle, adoptée en septembre 2024, visant à interdire la “propagande LGBT” sont à tel point incompatibles avec l’appartenance à l’UE que cette dernière a suspendu la procédure d’adhésion entamée formellement en décembre 2023. Ces mesures visent, tout comme celles voulues par Vladimir Poutine, à laminer la société civile et à purger la société géorgienne de toute contestation, éloignant de fait la Géorgie de l’Occident et marquant son rapprochement avec Moscou.

Une attitude qui contraste avec la volonté des Géorgiens qui sont favorables à près de 90 % à l’adhésion à l’UE. Dans un grand écart idéologique et politique suffisamment hardi pour tromper les plus distraits, KO affirme poursuivre le chemin vers l’Union – son omniprésent logo de campagne fusionne le drapeau européen et le symbole du parti – tout en multipliant les gestes de détente – voire de vassalité à l’égard du Kremlin. De quoi valoir à plusieurs membres de KO d’être visés par des sanctions de la part des Etats-Unis.

Face à Rêve géorgien, crédité d’environ 33 % des voix par les sondages les plus récents, la société civile et l’opposition s’organisent pour faire front commun. Les organisations (médias indépendants, ONGs, associations, etc.) visées par la “Loi russe” ont refusé à plus de 99 % de s’enregistrer comme “agents de l’étranger”, quitte à risquer les lourdes amendes prévues pour les contrevenants, et parient sur la fin du règne du parti d’Ivanishvili. Jadis éclatée entre plusieurs mouvements aux orientations disparates, l’opposition politique s’est regroupée en plusieurs coalitions informelles, dont la somme des voix devrait frôler les 50 %, toujours selon les mêmes sondages.

La présidente de la République, l’indépendante Salomé Zourabichvili, a pour sa part utilisé tous les leviers dont elle disposait pour garantir l’ancrage européen du pays et maintenir le cap menant vers l’UE. Sa “Charte géorgienne” vise à donner une feuille de route à l’opposition pro-occidentale face à Rêve géorgien, en proposant qu’à l’issue des élections un gouvernement technique assure la transition démocratique et mette en œuvre les réformes nécessaires pour accéder à l’UE. 19 partis y ont adhéré.

Décidé à jouer la carte de la fracture entre le camp défendant les valeurs traditionnelles – il bénéficie du soutien de l’Eglise orthodoxe comme à l’époque soviétique – et le camp “pseudo-libéral” pro-occidental, Rêve géorgien a durci le ton : d’abord, le Premier ministre Irakli Kobakhidze a annoncé la suppression de toutes les coalitions de l’opposition après les élections, ensuite, Ivanishvili a accusé celle-ci de vouloir “ouvrir en Géorgie un second front” de la guerre en Ukraine.

La Géorgie partage avec cette dernière un passé d’ancienne république soviétique rattachée par la force à l’URSS et occupée en partie par des troupes russes ou prorusses (en 2008, Moscou a envahi les régions géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud – Tskhinvali pour les Géorgiens). Rêve géorgien fait ainsi levier sur la crainte des Géorgiens d’être entraînés dans le conflit qui se déroule de l’autre côté de la mer Noire par le “Parti mondial de la guerre” – les pays occidentaux qui soutiennent militairement l’Ukraine contre la Russie. Cette solidarité est partagée par un grand nombre de Géorgiens, à en juger de la pléthore de drapeaux ukrainiens et de tags anti-russes que l’on peut voir dans les rues de Tbilissi.

Afin d’épargner à la Géorgie ce qu’il craint être un sort semblable à celui de l’Ukraine, Rêve géorgien n’hésite pas à faire des compromis avec le voisin russe, et ses méthodes d’intimidation aux accents mafieux semblent avoir été inspirées par le FSB, les services de sécurité russes, note Marika Mikiashvili, chercheuse en sciences politiques et cadre du parti d’opposition libérale Droa : depuis des mois, les représentants de l’opposition et de la société civile ainsi que leurs familles reçoivent régulièrement des coups de fil anonymes au ton plus ou moins menaçant, sont suivis dans la rue, sont passés à tabac par des groupes d’individus masqués ou font l’objet de campagnes de diffamation sous la forme d’affiches avec leur portrait et la mention “traître” collées sur leurs habitations ou leurs bureaux – “des méthodes très éloignées de ce à quoi les Géorgiens sont habitués, avec un niveau de violence physique et verbale inconnus jusqu’à présent”.

Et la réaction de la société civile est à la hauteur de l’enjeu : les protestations les plus importantes à Tbilissi depuis l’indépendance, en 1991, ont vu des centaines de milliers de personnes descendre dans la rue pour exiger le retrait du projet de “loi russe”. En tête, les “GenZ”, dont l’esprit d’indépendance, la créativité et la solidarité ont marqué les esprits en Géorgie et à l’étranger.

Pour sa part, Rêve géorgien dément bien entendu toute forme de pression, et se dit confiant quant à sa victoire, parfois malgré l’évidence. Irakli Kobakhidze et les médias proches du gouvernement répètent que Rêve géorgien est crédité de près de 60 % des intentions de vote, “un chiffre plus que ridicule”, commente l’historien Beka Kobakhidze (sans lien de parenté avec le chef du gouvernement) : “Ils n’ont jamais atteint ce score, en particulier après des mois de protestations et de mesures anti-occidentales et prorusses”. Kobakhidze souligne toutefois le risque que KO truque les élections et se proclame vainqueur quel que soit le résultat et évoque le scénario vénézuélien (en 2018, le président Nicolás Maduro, avait validé son élection contre l’avis de la Commission électorale centrale, en instaurant un régime autoritaire et répressif).

Il y a quelques signaux inquiétants qui vont dans cette direction”, poursuit Kobakhidze : KO “a changé la loi électorale et à présent le gouvernement peut certifier les résultats sans impliquer de l’opposition ; ont mis en place un mur de trois mètres de haut autour du siège de la Commission électorale centrale et démonté les pavés des rues adjacentes au Parlement de crainte que d’éventuels manifestants ne les utilisent contre eux comme ce fut le cas à Kiev lors du soulèvement de Maïdan, fin 2013. La police, la justice et la Commission électorale centrale sont à leur botte, et le scénario Maduro est donc plausible”.

Dans ce cas, explique Marika Mikiashvili, chercheuse en sciences politiques et cadre du parti d’opposition libérale Droa, face aux protestations qui éclateront fatalement, “il est probable que le gouvernement rechigne à utiliser la violence comme le modèle russe. La Géorgie est un petit pays ; tout le monde se connaît et ce qui est considéré comme de la violence en Géorgie pourrait même échapper à cette définition ailleurs. Nous sommes très sensibles à la violence : ici, brûler une voiture lors d’une manifestation est tout à fait exceptionnel. L’année dernière, on a vu le premier cocktail molotov depuis les affrontements qui ont précédé l’indépendance. Si d’aventure le gouvernement devait commencer à tirer sur la foule, la plupart des policiers ne pourront pas résister aux pressions de la société, de leurs propres proches et de leurs familles”.

L’enjeu des élections vont au-delà de la Géorgie, souligne encore Marika Mikiashvili : “Plusieurs experts s’accordent à dire que la Géorgie est en première ligne de la défense des libertés publiques dans la région au sens large, c’est-à-dire dans la zone qui s’étend des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne à certains Etats membres – une référence implicite à la Hongrie et à la Slovaquie. Si Rêve géorgien devait rester au pouvoir, “cela donnerait aux autres illibéraux en Europe un gros coup de pouce pour adopter les politiques et les lois qu’ils souhaitent”.

Pour l’Arménie voisine, autre ancienne république soviétique à la relation compliquée avec Moscou, qui a de fait mis fin à son soutien militaire et diplomatique lors du récent conflit qui s’est soldé avec la perte de l’enclave du Haut-Karabagh, “la victoire de Rêve géorgien mettrait en danger l’intégrité physique et la démocratie dans le pays, qui se retrouverait encerclé par des régimes autocratiques prorusses”, note-t-elle.

Et en cas de victoire de l’opposition, doit-on craindre un scénario semblable à celui qui s’est produit en Ukraine en 2014, avec l’invasion russe ? “Certains représentants de la Douma russe ont affirmé que la Russie prête à intervenir militairement si KO devait demander son aide”, affirme Beka Kobakhidze, “mais je ne vois pas comment cela pourrait se produire, car la Géorgie n’est pas la Crimée. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a une diffuse hostilité envers la Russie. Je pense que cette dernière dispose de plusieurs mécanismes hybrides et qu’elle choisira plutôt cette voie”.

“Je ne sais pas quel va être le résultat des élections. Ce dont je suis certain, c’est qu’elles ne seront ni justes, ni libres”, affirme l’écrivain et membre de l’opposition Lasha Bakradze. “Pourtant, nous devons nous battre, car il s’agit ni plus ni moins que d’un référendum sur l’avenir de la Géorgie. Voulons-nous vivre dans un pays comme la Russie, sans liberté d’expression, ou voulons-nous vraiment faire partie de la communauté occidentale et, à l’avenir, de l’UE ?

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