Michel Derdevet
Président de Confrontations Europe
Suite à l’annonce ce 12 avril, d’un accord entre Veolia et Suez concernant le rapprochement entre ces deux entreprises, retrouvez l’analyse de Michel Derdevet publiée dans Les Echos le 6 novembre dernier, sur cet enjeu majeur pour l’industrie européenne.
Depuis la fin de l’été, le tout-Paris des affaires est en ébullition. Les deux fleurons français des services à l’environnement, Veolia et Suez, se livrent, aux yeux de tous, à une bataille de titan telle que le capitalisme hexagonal en a rarement connu.
Ce débat fait, à juste titre, l’objet d’un traitement national, ces entreprises étant nées et s’étant développées initialement dans nos territoires. Leurs positions centrales sur le marché français donnent lieu à des questions légitimes pour l’avenir de la filière du traitement de l’eau et des déchets en France : comment maintenir l’emploi local suite à la fusion des deux entreprises ? Comment éviter que celle-ci ne fasse émerger, au détriment des consommateurs, un acteur monopolistique sur le marché national ? Quel rôle l’Etat actionnaire doit-il conserver, ou acquérir, dans un secteur qui s’apparente, en ce qui concerne la gestion de l’eau, aux biens communs ? Comment envisager les relations avec les collectivités territoriales après la fusion ?
Au-delà des frontières
Cependant, les conséquences de ce rapprochement envisagé entre ces deux leaders industriels français dépassent largement les frontières nationales, et méritent de ne pas se limiter à soutenir l’une ou l’autre des parties. Ce projet doit d’abord être analysé sous l’angle européen et international. La création d’un groupe renforcé et unifié permettrait l’émergence d’un champion industriel européen, disposant de la masse critique, en termes de chiffre d’affaires, de pénétration des marchés mondiaux et d’investissements en recherche & développement, pour rivaliser avec ses concurrents américains et chinois.
Comment ignorer que Pékin, par exemple, accélère en ce moment même ses efforts en matière d’industries environnementales, notamment à travers son plan «Made in China 2025», dans un pays qui est devenu le premier producteur de déchets au monde et qui ne souhaite plus traiter les déchets des pays occidentaux ? Et comment ne pas en déduire que des concentrations sectorielles vont rapidement s’opérer, au niveau mondial, dans lesquelles les Etats-Unis et la Chine, faute d’actions de l’Europe, vont se tailler la part du lion ?
Changer de doctrine
Dans un marché mondial de la transformation écologique estimé à 1.400 milliards d’euros, que pèsent séparément les 27 milliards d’euros de chiffre d’affaires de Veolia et les 18 milliards d’euros de Suez ? Au mieux, 4 à 5% du marché mondial… L’enjeu dépasse donc les ego et les égaux nationaux ! Il s’agit d’un sujet éminemment européen. Cette fusion peut, en pleine crise du Covid-19, être un vrai test de la capacité de l’Europe à bâtir des champions industriels. La Commission, qui devra se prononcer sur la conformité de ce projet avec les règles de concurrence, pourrait ainsi en profiter pour effectuer un aggiornamento de sa doctrine classique. Elle qui bloqua la fusion Alstom-Siemens, voulue par l’état-major des deux entreprises et soutenue à Paris et à Berlin.
Outre-Rhin, on se rappelle également la fusion avortée entre le géant de la sidérurgie allemande Thyssenkrup et sa concurrente indienne, Tata Steel, un projet jugé trop disruptif pour la filière européenne. Ces refus furent motivés par la volonté de l’exécutif européen de garantir une concurrence libre et non faussée au sein du marché unique, en application des règles des Traités.
Mais le cas Veolia-Suez diffère légèrement des dossiers précédents, leurs activités étant largement complémentaires sur le marché européen et mondial. Dès lors, dans un environnement globalisé caractérisé par une concentration des acteurs, le seul prisme du droit de la concurrence ne suffit plus à assurer le développement des filières industrielles européennes. Il paraît aujourd’hui urgent de le contrebalancer avec une vision industrielle stratégique et de long terme, favorisant l’émergence d’acteurs européens de taille mondiale.
Souveraineté industrielle européenne
Plus que jamais, dans une période marquée par la crise sanitaire et écologique sans précédent que nous traversons, qui a irrigué de nombreux débats sur la souveraineté industrielle européenne, et dans un contexte de relance durable de l’économie de l’Union, l’Europe doit cesser d’être naïve dans un monde qui ne l’est pas. Il faut donc revisiter ce projet de fusion sous l’angle européen qu’il mérite, dans le cadre du «Green Deal», et favoriser l’émergence d’un acteur global de la transition écologique. Enraciné en France et en Europe, mais capable de faire face, demain, à ses concurrents chinois et américains.
A défaut, nos services publics de traitement de l’eau et des déchets s’exposent à une perte de compétitivité, notamment dans leurs relations avec de nombreux secteurs industriels où les besoins sont croissants, dans le contexte de transition écologique qui marque notre planète.
Michel Derdevet, essayiste, est président du think tank Confrontations Europe.