Auteur :Jean-Robert Leonhard
conseiller Finance à Confrontations Europe
La Commission Juncker prend fin, et l’heure est au bilan. Sur le dossier de la fiscalité, des avancées significatives ont été réalisées. Mais une nouvelle ambition est nécessaire. Confrontations Europe s’engage dans une vigilance active.
Le 15 juin 1215, le roi Jean sans Terre, par la Grande Charte (Magna Carta), accorde à ses barons, parmi d’autres libertés, celle de voter l’impôt. Pourquoi remonter si loin ? Parce que la fiscalité est au cœur de la naissance de la démocratie et de la souveraineté des États(1). Pas étonnant, dès lors, qu’ils soient fort jaloux de cette prérogative et peu enclins à accepter de la limiter.
Le monde a changé depuis 1215, et particulièrement ces dernières décennies, la mondialisation rongeant les deux piliers multiséculaires de la fiscalité : la souveraineté et la territorialité. Désormais les multinationales surplombent les États de leur puissance financière et le terrain du jeu fiscal s’est étendu à la planète entière. Lorsqu’un État tente de saisir la matière imposable d’un contribuable potentiel, celle-ci s’évanouit sous le double effet de la libre circulation des capitaux et de la dématérialisation des activités. La notion d’établissement stable implanté sur un territoire pour y réaliser ses activités s’est dissipée dans l’éther(2).
Face à cette évolution, on aurait pu imaginer que les États se concertent pour convenir de règles communes. Ils l’ont dit, ils ne l’ont pas (encore ?) fait. La réalité, c’est la contagion d’une concurrence fiscale à l’échelle mondiale, et même au sein de l’Union européenne. Le résultat, c’est l’épanouissement du BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), c’est-à-dire l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.
Pour lutter contre ces phénomènes, le bon niveau d’action est a minima le niveau européen. Mais le commissaire aux Affaires économiques et financières, fiscalité et douanes pointe à juste titre ci-contre, que l’action de l’Union Européenne se heurte dans ce domaine au « verrou de l’unanimité ».
Trois progrès significatifs
Des progrès significatifs ont cependant été accomplis ou engagés récemment. Citons-en trois :
• Pour lutter contre l’optimisation fiscale « agressive » des multinationales qui jouent sur les différences de règles entre États membres(3), l’Union européenne a adopté la directive ATAD (Anti Tax Avoidance Directive), déjà transposée en droit français.
• Un essai restant à transformer : la directive ACCIS (Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés), dont le projet a été relancé, en espérant franchir l’obstacle en deux étapes : l’assiette d’abord, la consolidation ensuite(4).
• Enfin, les mesures de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, décrites ci-contre par Pierre Moscovici et l’heureuse initiative de publier une liste noire des Paradis fiscaux. Naturellement, n’y cherchez pas d’États membres de l’UE, puisque la liste est approuvée à l’unanimité(5).
Même insuffisants, ces efforts vont dans le bon sens, tel que souhaité par Confrontations Europe :
• réduire les concurrences fiscales entre États membres ;
• redéfinir la fiscalité des entreprises au regard de leur empreinte numérique et du lieu de réalisation de leurs profits ;
• asseoir l’UE comme leader mondial de bonne gouvernance fiscale.
Mais rêvons un peu. Ou plutôt, non : « Soyons réalistes : demandons l’impossible ».
Demandons une fiscalité de l’épargne harmonisée pour favoriser la mobilité des investissements sur le territoire européen ; demandons une position commune sur la taxation du numérique(6) ; demandons une ressource fiscale affectée à un budget européen conséquent ; demandons, certes, une réforme de la taxation de l’énergie ; et enfin, oui, demandons un système de décision affranchi du carcan de l’unanimité.
La fiscalité : un dossier où notre vigilance active s’impose.
1) Voir l’article « Comment déjouer la concurrence fiscale entre États membres », La Revue, n° 120, janvier-mars 2018.
2) Voir l’article d’Alain Lamassoure « Fiscalité et numérique : au tour des États membres ! », La Revue, n° 122, juillet-septembre 2018.
3) Sur le programme BEPS de l’OCDE, voir l’article de Pascal Saint-Amans, « Fiscalité : l’évolution de la coopération internationale », La Revue, n° 125, avril-juin 2019.
4) Voir l’article « L’urgence d’une réforme de la fiscalité en Europe » de Delphine Siquier-Delot et Valérie Bauer-Ebriet, La Revue, n° 122, juillet-septembre 2018.
5) L’explication officielle est que ces listes sont des outils destinés à faire face aux menaces externes.
6) Voir l’article « Taxation du numérique : vers un nouvel ordre fiscal mondial ? », de Stéphane Pallez, La Revue, n° 122, juillet-septembre 2018.