Michel AGLIETTA et Nicolas LERON
Respectivement :
Professeur émérite à l’université Paris-Ouest et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie
Chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris et président d’Eurocité
La crise financière a d’autant plus atteint l’Union que celle-ci n’avait pas réussi à se doter d’une puissance publique à l’échelon européen. Il convient d’abandonner cette logique d’intégration mue uniquement par les marchés : une puissance publique budgétaire doit venir compléter l’union monétaire.
Nous avons un besoin absolu d’Europe. Tel est le slogan de ce livre. L’Europe a été atteinte par la crise financière et ses répercussions, plus gravement qu’aucune autre région du monde à cause de la faiblesse de sa gouvernance politique. L’absence de puissance publique de niveau européen et l’incomplétude subséquente de l’euro provoquent l’anémie de la démocratie dans les États membres et menacent l’Union de désagrégation.
La crise financière et économique mondiale a été un révélateur de problèmes beaucoup plus profonds qui tiennent à la conception de la construction européenne. L’illusion est de croire qu’après les décisions prises au bord de l’abîme en 2012, un statu quo pérenne ait été atteint. La réalité est tout autre. La manière dont l’Europe prétend s’intégrer crée une entropie croissante, c’est-à-dire conjointement un vide de puissance publique européenne et un étouffement sournois des démocraties nationales. La méthode communautaire, qui renvoie à une logique dite néo-fonctionnaliste, a recherché l’intégration notamment en faisant prévaloir le droit européen sur les droits nationaux, donc en établissant la prépondérance de la Cour de justice européenne (CJUE).
Or le droit européen est purement horizontal et mono principiel, au sens où il est avant tout un droit du marché intérieur, c’est-à-dire des libertés de circulation des agents économiques et, avec la citoyenneté de l’UE, des agents non économiques. Non rattaché à une communauté politique, il heurte les ordres juridiques nationaux qui, eux, procèdent de la verticalité du politique. Son principe, qui découle d’ailleurs davantage de la structure même du système juridique que d’un plan politique intentionnel, est celui du fondamentalisme du marché : concurrence libre et non faussée, libre mobilité de tout ce qui peut se déplacer. La prolifération de ce droit qui s’impose aux législations nationales dépossède peu à peu les Parlements nationaux de leurs prérogatives souveraines. Il produit, en effet, un jeu de concurrence réglementaire intra-européen : les États membres subissent une pression structurelle à mettre en œuvre une politique de l’offre.
Le droit européen est un espace en expansion continue. Aucune limite précise ne lui est assignée : la Cour de justice européenne revendique l’autorité de juger en dernière instance de la répartition des compétences. Il entrave la politique industrielle et sociale et conduit à la détérioration des services publics.
La priorité du droit de la concurrence sur les politiques publiques permet-elle un surcroît d’efficacité économique ? Là réside une autre illusion du fondamentalisme de marché. La prétendue concurrence libre et non faussée n’a rien à voir avec la concurrence pure et parfaite de la théorie normative. Jointe à l’union monétaire, elle a conduit à la concentration industrielle dans les pays qui possédaient déjà des avantages comparatifs, au dépérissement des territoires dans les régions désindustrialisées et à la divergence macroéconomique au lieu de la convergence entre les pays. Cela signifie que la logique de l’intégration européenne exclusivement par les marchés produit des transferts massifs à l’encontre des pays de l’Europe du Sud et en faveur du bloc germanique. Le refus par l’Allemagne d’une union de transferts n’est rien d’autre que le refus des transferts positifs qui aideraient à compenser les transferts négatifs dont elle bénéficie massivement. Ces transferts positifs consisteraient à produire des biens publics communs dont l’Europe dans son ensemble a le plus grand besoin après des décennies de dégradation des investissements publics, tant quantitativement que qualitativement.
Statu quo juridico-politique non viable
Le système juridico-politique européen est affecté d’une entropie croissante en raison de l’absence d’autorité démocratique européenne. La logique de compromis qui en découle ne peut viser qu’à maintenir un statu quo, menacé face aux bouleversements mondiaux par l’incapacité de conduire une politique macroéconomique commune. Ce divorce est devenu patent avec l’institution de l’euro qui a créé une puissance publique de nature fédérale, la Banque Centrale Européenne (BCE), tout en la privant de sa souveraineté dans le traité de Maastricht, en arguant de la neutralité de la monnaie. Il a fallu attendre le paroxysme de la crise financière en zone euro pour que la BCE recouvre la souveraineté du prêteur en dernier ressort, accentuant le déséquilibre provenant de l’absence d’autorité politique européenne. Cette absence a été compensée par un carcan de règles budgétaires arbitraires institué dans le Pacte de stabilité et de croissance, et renforcé lors de la crise par le traité budgétaire de 2012.
Les critiques provoquées par la politique de la BCE, en l’absence du cadre institutionnel européen permettant une coopération macroéconomique des pays membres, sont les signes que le statu quo n’est plus viable. Avec l’existence d’une monnaie, bien public par excellence, le néo-fonctionnalisme se heurte au problème hautement politique de l’identité collective. Il faut rechercher la solution, non pas dans un englobement fédéral subordonnant les souverainetés politiques des États membres, mais dans une double démocratie faisant interagir les niveaux européen et nationaux de puissances publiques.
Pour une véritable puissance publique budgétaire
Fonder la double démocratie implique un pacte européen qui institue un budget doté de ressources fiscales propres sous l’autorité d’un Parlement européen. En effet, le budget est une dimension constitutive du politique par la capacité de lever l’impôt et d’émettre une dette de la société vis-à-vis d’elle-même pour produire des biens communs. La puissance publique budgétaire vient compléter l’union monétaire.
Les finalités du budget d’une Europe puissance publique sont l’investissement à long terme pour la croissance soutenable. Un budget de 3 à 3,5 % du PIB européen hors Royaume-Uni fournirait l’assise d’un investisseur en dernier ressort recherchant la complémentarité entre investisseurs publics et privés. Son rôle serait de garantir un système financier reposant sur un réseau de banques publiques de développement et sur des clubs d’investisseurs à long terme responsables pour briser la tragédie des horizons. Le développement d’un marché d’obligations européennes donnerait à la BCE l’outil pour soutenir la croissance.
Animé d’une vision du futur par l’investissement, le budget européen orienté vers le long terme contribuerait à des transferts positifs entre les nations et ainsi les redynamiserait Les rapports entre les pays membres passeraient d’un jeu à somme nulle ou négative, provoqué par l’austérité généralisée des années 2011 à 2013, à un jeu à somme positive qui rétablirait la confiance. Il y aura double démocratie si le budget européen fortifie les puissances publiques nationales en desserrant l’étau réglementaire de l’UE, celle-ci n’étant plus seulement un État régulateur, mais une puissance publique à part entière.
La recomposition des responsabilités entre le niveau européen et celui des pays membres permettrait de rendre les politiques de stabilisation plus intelligentes et démocratiquement légitimes en réformant en profondeur le semestre européen.
En effet, la remontée de la croissance par l’investissement de long terme donnerait les moyens de rendre les ajustements nationaux plus symétriques. Le principe consiste à partir de l’ajustement budgétaire pour l’ensemble de la zone euro et de le rendre contingent au cycle économique, avant de convenir du partage entre les budgets nationaux.
Pour cela il faut créer une agence budgétaire européenne indépendante qui déterminerait l’effort budgétaire primaire agrégé dans la perspective d’une stabilisation à long terme des dettes publiques et proposerait un partage entre les budgets nationaux. Cette agence gérerait un fonds de stabilisation contra cyclique. Sa proposition serait soumise à une commission parlementaire composée de représentants des parlements des États de l’Union européenne. Après modifications éventuelles, la proposition approuvée par la commission parlementaire aurait une légitimité démocratique et devrait obligatoirement être prise en compte par le conseil européen.
La double démocratie serait ainsi la réforme structurelle pour retrouver la dimension historique du projet européen.
À lire, leur dernier ouvrage publié en janvier 2017, La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Éditions du Seuil, 2017.