Europe, l’heure de la solidarité électrique

Par Christophe Vanhove, haut fonctionnaire, magistrat financier et ancien dirigeant d’entreprises.

A l’heure de possibles dissensions entre l’Allemagne et la France, de doutes sur la politique italienne ou de crise post-Brexit au Royaume-Uni, c’est de solidarité électrique que je vous propose de parler, car il va falloir gérer certaines réalités physiques du réseau électrique dont nos sociétés européennes dépendent fortement.

Temporalité des infrastructures électriques

La première de ces réalités est la temporalité. Le système électrique est un ensemble d’infrastructures de production, de transformation, de transport, parfois de stockage, de distribution et de comptage, mises en réseau. Bref, c’est un système complexe et la décision de mise en service de chacune de ces infrastructures requiert de nombreuses années pour se concrétiser.

Il faut en effet du temps et de l’argent pour mener les études, préparer les dossiers d’autorisation et les déposer, répondre aux questions complémentaires éventuelles, avant de se voir octroyer par les administrations concernées les différentes autorisations, sécuriser le foncier et négocier avec les fournisseurs d’équipements et de matériels. En parallèle à tout cela, il faut convaincre les « financeurs » ou ce qui s’en approche (les régulateurs concernés pour les entreprises régulées, les prêteurs financiers pour les acteurs privés, en sus des régulateurs) … de financer le projet concerné.

A titre d’exemple, c’est en 2016 qu’est décidé le lancement de NeuConnect, projet d’interconnecteur entre le Royaume-Uni et l’Allemagne de 720 kms (pour 2,8 milliards d’euros). Il aura fallu 6 ans pour obtenir toutes les autorisations, mettre en place les régimes de régulation, se mettre d’accord avec les fournisseurs de matériel et lever le financement. La construction mettra maintenant 6 autres années, pour une mise en service en 2028. Et NeuConnect, qui reste à ce jour un des projets d’interconnecteurs les plus importants en Europe, est aussi un de ceux menés le plus rapidement.

Quel constat faut-il tirer de cet exemple ? Une fois les politiques et les décisions arrêtées, il faut du temps ; et je ne parle pasdu temps politique rythmé par les élections et encore moins celui des réseaux sociaux. Les décisions prises il y a des décennies nous impactent aujourd’hui et les décisions prises aujourd’hui sont engageantes pour les décennies à venir. Un deuxième constat est que si l’on souhaite la venue d’acteurs privés (investisseurs, industriels et banques), il faut leur donner un cadre de régulation clair et solide. Ils seront là pour longtemps et ont besoin de stabilité.

Répondre à l’enjeu de l’intermittence 

Deuxième point majeur, l’intermittence. L’Europe est le 3ème consommateur mondial d’énergie (derrière la Chine et les Etats-Unis) et près de 70% de l’énergie consommée en Europe est fossile et provient très majoritairement de pays étrangers. Limiter cette dépendance, fort dangereuse comme on le voit aujourd’hui, conduit à électrifier plus avant certains usages pour limiter la dépendance au gaz et au pétrole (véhicules électriques, chauffage …). Pour répondre à cette électrification, les modes de production décarbonés permettant de sauvegarder notre souveraineté, le nucléaire et les énergies renouvelables, sont privilégiés.

En la matière, le solaire et l’éolien ont beaucoup d’avantages mais ont un grave défaut : l’intermittence. Pour produire, il faut du vent, du soleil. Cela ne se commande pas et le stockage (par batterie, par production d’hydrogène vert) est, en l’état actuel, encore très couteux et peut poser de sérieux problèmes environnementaux. Cette situation conduit régulièrement soit à des surproductions soit à un déficit de production face à la demande. Le développement des énergies renouvelables intermittentes ne pourra que conduire à accentuer ce phénomène qui questionne la stabilité des réseaux.

Une bonne nouvelle est que toutes les productions et toutes les consommations ne sont pas homogènes en Europe. A titre d’exemple, les couloirs de vent sont assez différents (voir carte) et la corrélation limitée. Quand il y a du vent sur une partie de l’Europe, il n’y en a pas nécessairement ailleurs.

 

F.Monfortietal./RenewableandSustainableEnergyReviews59(2016)1622–1638

Ainsi, une surproduction d’électricité éolienne peut se produire à un endroit alors qu’à un autre, il y a déficit. Il faut alors transporter cette électricité et pour cela, il suffit d’être connecté à ses voisins. Transporter cette électricité permet de ne pas devoir la produire à nouveau et donc améliore le bilan carbone de l’électricité produite (ce qui est produit est consommé). En d’autres termes, au vu des réalités physiques et des mix énergétiques différents entre pays européens, nous avons clairement un intérêt économique et écologique à développer la solidarité européenne.

Développer les interconnexions électriques européennes

L’Union Européenne encourage depuis plusieurs années les interconnexions européennes, supports physiques du marché unique de l’électricité. Elle reconnaît les projets en leur attribuant le label de Project of Common Interest (PCI), possible voie vers l’obtention de subventions européennes (Connecting Europe Facilities – CEF). Pour autant, deux remarques principales peuvent être faites.

Ces interconnecteurs sont essentiellement réalisés par les transporteurs d’électricité historiques (TSO), mais certains acteurs privés, demandeurs d’investissements dans les infrastructures, interviennent de plus en plus sur ce secteur, NeuConnect en est un exemple. Cette arrivée permet d’amener des financements nouveaux et donc de soulager certains opérateurs déjà très endettés.

Ces nouveaux acteurs investisseurs sont à la recherche d’une rémunération raisonnable et sur le long terme. Une rémunération régulée (couverture des coûts et rémunération du capital investi) est donc tout à fait opportune, pourvu que la rémunération du capital investi soit raisonnablement attractive. Néanmoins, un interconnecteur concerne au minimum deux pays, ce qui conduit à devoir multiplier les discussions avec les régulateurs concernés. Cette démarche peut parfois être très longue, surtout quand certains pays peuvent ne pas avoir prévu de régime de régulation pour les projets d’interconnecteurs portés par des investisseurs privés. La Commission devrait donc s’assurer que ces régimes sont en place et qu’ils sont relativement cohérents entre eux. Ce sujet deviendra de plus en plus crucial avec le développement des « multi-purpose interconnectors » (MPI) qui connectent à la fois les réseaux de plusieurs pays et différents types de parcs de production.

Une deuxième remarque concerne la réalité physique de l’Europe. D’une part, l’Europe est plus large que l’UE et d’autre part, de nombreux voisins bordent nos frontières. A titre d’exemple, le Royaume-Uni, qui a certes quitté l’Union Européenne, reste physiquement partie de la plaque européenne. Il a clairement besoin des ressources énergétiques européennes, mais il sera également et de plus en plus un fournisseur important en raison des grands projets qu’il mène, notamment éoliens et nucléaires. Les autres voisins de l’Europe peuvent également nous permettre de diversifier nos ressources énergétiques, en nous sécurisant.

Au-delà du récent statut de Project of Mutual Interest récemment approuvé par le parlement européen, il convient de développer une vision stratégique de nos besoins pour les décennies à venir, faciliter et faire vivre ces partenariats avec « l’étranger proche » de l’Union.

La solidarité, dans l’intérêt de l’Europe et de ses voisins, est une nécessité.

Historiquement, l’énergie a été au cœur de la construction européenne (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier – CECA, Euratom). L’énergie doit revenir au cœur de la construction européenne, sur le temps long, et en se basant sur un principe de solidarité bien comprise, tant au sein de l’Union qu’avec ses voisins proches, qui partagent avec nous une communauté de destin.

 

44% de l’énergie était importée en 1990, 61% en 2019, source Eurostats

 

L’auteur : Christophe Vanhove est haut fonctionnaire, magistrat financier, ancien dirigeant de sociétés en France et à l’étranger (il a notamment été directeur de la régulation et des affaires juridiques d’Enedis, principale filiale du groupe EDF, directeur général de LISEA, entreprise concessionnaire qui a construit et qui exploite la ligne TGV entre Tours et Bordeaux et directeur général – Chief Executive Officer – de NeuConnect, projet d’interconnecteur électrique entre l’Allemagne et le Royaume-Uni).

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