Jean-Pierre LANDAU
Doyen de l’école d’Affaires Publiques (Science Po Paris)
La Chine a choisi de gérer le taux de change de sa monnaie, le RMB (Renminbi), de façon transparente mais contrôlée et n’a pas infléchi sa position lors de la crise de l’euro. Mais qu’adviendrait-il si la Chine allégeait son contrôle des changes ? Et si le RMB devenait entièrement convertible ?
La Chine est un pilier de stabilité sur les marchés des capitaux internationaux. Et ce depuis une vingtaine d’années. Depuis 2005, le taux de change est géré de manière judicieuse et transparente pour orchestrer une appréciation progressive et effective de la monnaie chinoise (RMB). Au cours de la crise financière asiatique (1997-1998) et de la crise financière internationale de 2008, la Chine s’est abstenue de toute inflexion de sa politique de taux de change. Par leurs déclarations, les dirigeants chinois se sont efforcés d’instiller un sentiment de confiance, ce qui a fortement contribué au maintien de la stabilité globale. La même attitude a prévalu pendant la crise de l’euro, les décisionnaires chinois soutenant alors les actions des autorités européennes.
Dans l’ensemble, les politiques économiques internationales de la Chine se sont révélées extrêmement prévisibles. Nous avons peut-être pris pour acquis les avantages que présente ce régime. Ce qui est certain, c’est que nous avons sous-estimé son impact sur le comportement et l’équilibre des marchés des capitaux. Les changements brusques déclenchent forcément une réévaluation générale des prix des actifs en raison de la grande volatilité des marchés financiers.
Les réactions à ces changements sont parfois contradictoires, voire un peu schizophrènes. D’un côté, le FMI et les partenaires commerciaux de la Chine soutiennent des régimes de compte de capital et de taux de change plus flexibles et axés sur le marché. D’un autre côté, ils semblent regretter la prévisibilité associée à l’ancien système, géré plus étroitement.
Accélérer l’internationalisation du Renminbi
On peut noter une contradiction similaire du côté chinois, qui reflète peut-être des désaccords internes. Ces dernières semaines, la Chine a simultanément allégé (un peu) son contrôle sur le taux de change et adopté une politique monétaire plus conciliante. Cela s’est logiquement traduit par une fuite de capitaux que les autorités chinoises tentent désormais d’endiguer par une série d’interventions de change et, plus récemment, le resserrement marginal des contrôles sur les mouvements de capitaux. Les décisionnaires feraient bien de se rappeler le vieux principe, toujours d’actualité : la libéralisation financière interne doit précéder et non suivre la libéralisation externe du compte de capital. Faire l’inverse entraîne des difficultés et expose l’économie à des chocs externes que des marchés financiers domestiques sous-développés risquent de ne pas pouvoir absorber.
L’argument politique en faveur de l’accélération de l’internationalisation du RMB est solide : cela renforce l’image de leader mondial de la Chine, aide les partisans de la modernisation au sein du système politique chinois à faire passer les réformes nécessaires, et fait plaisir aux étrangers et aux institutions internationales. L’argument économique semble moins convaincant aujourd’hui qu’il y a quelques mois.
Renminbi et dollar flexibles
Quand le RMB deviendra une devise pleinement convertible et internationalisée, si cela doit se produire, les conséquences seront importantes. La plupart des banques centrales en Asie du Sud- Est, notamment, fonctionnent actuellement sous un régime de « parité souple » : le taux de change est géré en référence à un panier de devises. Les détails de ces paniers sont tenus secrets, mais on peut supposer que le dollar américain et le RMB ont tous deux un poids très important.
Si le RMB et le dollar américain devenaient totalement flexibles, les banques centrales dans cette partie du monde opéreraient dans un environnement foncièrement différent. Elles seraient confrontées à des dilemmes insolubles en matière de choix et de gestion de leur régime de taux de change. L’ancrage à un panier signifierait dès lors accepter une volatilité importante face à l’une ou l’autre des grandes devises. À moyen terme, la région pourrait être confrontée aux mêmes tensions et questions fondamentales qui ont accablé les pays européens au cours des deux dernières décennies du XXe siècle : comment concilier une plus grande intégration commerciale et économique et la flexibilité des taux de change bilatéraux ? Ce que l’on peut retenir de l’expérience européenne, c’est que les systèmes de taux de change fixes, mais ajustables, ne résistent pas longtemps à la pression de la libre circulation des capitaux. La solution adoptée en Europe, à savoir créer une monnaie unique, n’est peut-être pas perçue actuellement comme réaliste (ni même attrayante) en Asie.
Qu’arriverait-il au taux d’intérêt d’équilibre mondial si le RMB devenait soudainement entièrement convertible et le compte de capital de la Chine pleinement ouvert ? Plusieurs forces contradictoires entreraient en œuvre. Les liquidités de la Chine ne seraient plus confinées : elles pourraient être investies librement dans le reste du monde, ce qui ferait baisser le taux d’intérêt d’équilibre. Toutefois, d’autres facteurs pourraient compenser ce mouvement à la baisse, qui ne manquerait pas d’arriver, à mon avis. Premièrement, il est probable que le taux d’épargne global de la Chine chute en raison de la libéralisation financière. Deuxièmement, la demande d’actifs peu risqués, comme les obligations d’État libellées en dollars et en euros, risquerait de baisser. Actuellement, une part significative des liquidités externes de la Chine fait l’objet d’une intermédiation par la banque centrale, via l’accumulation de réserves de change. Il existe assez de preuves attestant que ce parti pris en faveur d’actifs sûrs a un impact non négligeable sur les taux sans risque. Si l’allocation des actifs étrangers devait être gérée de manière libre et privée par les résidents chinois, ce parti pris pourrait s’estomper et le taux d’intérêt sans risque d’équilibre remonter.
Dilemmes pour les banques centrales
Les répercussions d’une internationalisation du RMB seraient très importantes tant sur la stabilité financière mondiale que sur le rôle des banques centrales. Une devise véritablement internationale est utilisée par les non-résidents pour effectuer des opérations financières et des investissements en dehors de son pays d’émission. Le dollar en est un bon exemple. Actuellement, plus d’un tiers des virements transfrontaliers libellés en dollars impliquent deux contreparties non américaines. Les entreprises non américaines émettent en masse des obligations libellées en dollars et les banques non américaines pratiquent la transformation des échéances en dollars. Dans un tel environnement, la demande en opérations d’apport de liquidité en dollars est permanente, en temps ordinaire comme en temps de crise. La pénurie de liquidités pour les résidents non américains pourrait avoir de grands effets perturbateurs.
Comme l’a montré la crise de 2008, les banques centrales, qui émettent une devise internationale, sont confrontées à des dilemmes bien spécifiques. Pendant la phase la plus critique de la crise financière, la Réserve fédérale américaine a reçu de nombreuses demandes de swaps(1) de la part d’autres banques centrales qui avaient besoin de dollars pour soutenir leurs banques, leurs entreprises et leurs marchés financiers nationaux. Il a fallu faire des choix. Les conséquences ne sont pas passées inaperçues : au plus fort de la demande, l’encours des swaps s’élevait à un tiers du bilan de la FED. Les frictions ont été considérables avec les pays qui se sont vu refuser la possibilité de conclure des swaps. Dans une moindre mesure, la Banque centrale européenne a été exposée aux mêmes difficultés dans les régions du monde où l’euro est utilisé comme une monnaie de financement inter- nationale (Europe centrale et orientale).
Il existe aujourd’hui plus de 60 accords de swap entre la Banque populaire de Chine (BPC) et d’autres banques centrales. Néanmoins (à l’exception possible de l’Autorité monétaire de Hong Kong), ces facilités ont été conçues et structurées dans l’objectif de financer les accords commerciaux bilatéraux libellés en RMB. Les montants et les modalités ont été calibrés en conséquence, pour combler temporairement les décalages entre les exportations et les importations libellées en RMB. Si le RMB devenait une monnaie internationale utilisée dans les flux de capitaux et les transactions financières, des accords différents et bien plus conséquents seraient nécessaires. La Banque populaire de Chine serait confrontée à de nouveaux dilemmes et choix, avec des implications significatives en matière d’économie politique et d’économie internationale.
1) Contrats d’échange de flux financiers entre deux institutions financières.