Alain Delcamp ancien membre de la Commission ukrainienne de révision de la Constitution et ancien expert auprès du groupe Normandie, décrypte pour Confrontations Europe les enjeux d’une refondation de la politique européenne dans ses relations avec son voisinage oriental.
Si les événements actuels entre la Russie, l’Ukraine et ce qu’il faut bien encore appeler « l’Ouest » ont peut-être un mérite, c’est qu’ils obligent les européens à tourner un peu plus leur attention sur l‘Est du continent. Pour la première fois, l’Ukraine n’est pas seulement présentée comme un fils égaré et ingrat de l’ancienne Union soviétique, une sorte de zone naturelle d’influence de la Russie (le seul pays qui semble avoir le droit d’en avoir une) ou une nation artificielle. Elle est devenue un enjeu politique majeur et a donc accédé à l’existence, d’autant qu’elle a un gouvernement pas si inefficace que l’on dit et qui est animé par un sentiment qui évoque encore quelques souvenirs : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’Ukraine : un partenaire et une nation qui nous amènent à redécouvrir l’Est de l’Europe
Si la « nation » ukrainienne n’existait pas (le fait qu’elle soit « récente » n’a rien à voir à l’affaire – en politique internationale il n’existe que des réalités) cela fait longtemps que les républiques autoproclamées suscitées par le voisin russe auraient été annexées face à une opinion européenne indifférente.
Si elles ne le sont toujours pas – pour l’instant – on le doit, qu’on le veuille ou non, à une présence américaine toujours réelle en Europe, aux milliers de jeunes ukrainiens qui se font tuer tous les jours pour éviter l’extension des districts occupés de fait de Donetsk et Louhansk (en fait à peine la moitié des régions du même nom, plus connues sous l’appellation géographique de Donbass) et défendent la frontière de leur État, et un processus dit de « Minsk » qui s’efforce de mettre en place, sur le terrain, des accords accouchés dans la douleur afin de mettre fin au conflit frontalier entre l’Ukraine et la Russie, intervenu en 2014 après une première offensive russe. Cette dernière n’a jamais accepté l’indépendance de l’Ukraine et tente, sinon de contrôler la politique à Kiev – sa tentative la plus évidente a échoué face à la révolution orange à la fin de 2014 – du moins de transposer au nouvel État la politique déjà expérimentée d’ingérence institutionnelle en œuvre dans les États frontaliers n’appartenant pas à l’Union européenne, tels que la Géorgie ou la Moldavie qui doivent compter en leur sein avec des « républiques autonomes » qui sont en fait des zones qui demeurent de fait contrôlées par Moscou et ses armées. 2014 est aussi l’année de l’annexion de la Crimée qui fait partie intégrante du territoire ukrainien depuis 1954, même si elle était dotée d’un statut constitutionnel particulier. Celle-ci, intervenue en février, a été suivie par des combats à l’Est de l’Ukraine, auquel un protocole, signé en Septembre sous l’égide de l’OSCE par la Russie et l’Ukraine, en présence des républiques populaires autoproclamées des deux territoires, devait permettre de mettre fin aux combats. Ce protocole dit de « Minsk I » était vite apparu insuffisant, rendant nécessaire d’ouvrir de nouvelles négociations sous un format appelé « Normandie » (inauguré de manière informelle lors des cérémonies du débarquement le 6 Juin 2014) regroupant l’Allemagne, la France, La Russie et l’Ukraine. Les conditions de l’accord dit de « Minsk II » sont particulièrement dures pour l’Ukraine, sommée de modifier sa constitution pour donner un statut aux nouvelles républiques, leur transférant une partie de la souveraineté ukrainienne. En échange, celle-ci obtiendrait un cessez le feu et le contrôle de sa frontière orientale.
A ce jour, il n’a pas été possible de mettre en œuvre ces accords, en l’absence notamment de cessez le feu effectif, et malgré des réunions quasi hebdomadaires à Minsk entre les représentant russes, ukrainiens et séparatistes sous la présidence de l’OSCE et des rencontres périodiques à différents niveaux (chefs d’Etat, conseillers, experts) du format Normandie.
Après une tentative avortée sans base constitutionnelle à la fin 2014, le président de l’Ukraine, Petro Poroschenko, élu le 7 Juin 2014, créa en 2015 une commission de révision de la constitution ukrainienne, comprenant un certain nombre d’experts internationaux, introduisant une forme de décentralisation, une réforme attendue sur l’indépendance de la Justice et une amélioration des dispositions énumérant les droits fondamentaux. Des deux textes adoptés après consultation, notamment, de la Commission de Venise (décentralisation et justice) seul le texte sur la justice put franchir les deux étapes parlementaires nécessaires à la révision. Le texte sur la décentralisation, qui était pourtant susceptible de recueillir la majorité requise, ne put être adopté en deuxième lecture. L’article 18, inspiré maladroitement et au dernier moment par les chancelleries occidentales qui, contrairement au texte recommandé par la Commission de Venise qui prévoyait des adaptations spécifiques de la législation nationale à l’initiative du Parlement, introduisait explicitement un statut particulier pour les régions de Donetsk et Luhansk fut perçu comme un chiffon rouge par l’opinion et le Parlement, rendant impossible toute nouvelle initiative.
En revanche, le gouvernement ukrainien réussit à organiser, d’une manière saluée par les experts de l’OSCE, des élections locales générales le 25 octobre 2015, dans le cadre d’une législation rénovée, marquées par une active participation sur l’ensemble du territoire ukrainien, à l’exception des territoires occupés par les séparatistes dans lesquels la sécurité du scrutin n’était pas garantie.
Dès lors la question d’une loi électorale ukrainienne spécifique, prévue par les accords de Minsk, redevint la priorité des travaux du format Normandie avec, comme condition préalable, la question de la participation des anciens habitants des districts de Donetsk et Louhansk. Des éléments d’accord sur l’ensemble des points étaient sur le point d’être trouvés avant même le changement de présidence mais ils buttèrent à la fois sur les difficultés de mise en place d’un cessez le feu effectif et la définition préalable d’un minimum d’organisation des nouveaux pouvoirs issus de l’élection.
Dans l’intervalle, il est significatif de constater que ce pays prétendument tiraillé entre l’Ouest et l’Est n’a cessé d’afficher un rapprochement progressif des comportements électoraux entre l‘Est et l’Ouest mais surtout une évolution spectaculaire de son peuple, comme le montrent tous les sondages d’opinion, en direction de l’Ouest et son désir même d’intégrer l’Union européenne, au moins autant que l’OTAN. Certes, la volonté de promouvoir l’ukrainien comme langue nationale a pu paraître excessive mais il est parfaitement illusoire d’identifier la pratique de la langue russe comme le signe d’un attachement à la Russie en tant que patrie et les locuteurs russes sont parfaitement minoritaires. A cet égard, l’offensive de Poutine en 2014 a eu l‘effet inverse de celui recherché sur les populations de l’Est de l’Ukraine, dont beaucoup y ont vu un acte inamical, d’abord et y-compris chez les anciens combattants ukrainiens de l’Armée Rouge. Aucun des grands soulèvements espérés dans les grandes villes de l’Est ne s’est produit. On peut parier que si elle se réalise, sa nouvelle tentative d’annexion risque de rendre un sérieux service non seulement à l’unité de l’Ukraine mais aussi, à plus long terme, à l’unité de l’Union européenne elle-même.
Ainsi la question de l’Ukraine – au-delà des explications et justifications souvent données à l’attitude de la Russie de prétendues provocations américaines par l’intermédiaire de l’OTAN, est bien plus qu’une querelle de frontière : elle pose la question de la possibilité d’exercice effectif de leur souveraineté par les anciens pays issus de l’URSS. A l’inverse, on peut considérer que les demandes concernant sa propre sécurité de la part de la Russie ne sont pas non plus illégitimes mais qu’elles pourraient être assurées par d’autres moyens que la prise de gages unilatéraux. Il est possible, à cet égard, de trouver étrange qu’aucune initiative n’ait été formulée par l’Europe de Conférence sur la sécurité en Europe comportant stabilisation des frontières (y-compris celles de la Russie) et que la seule idée de pacification en cour dans la bouche de certains dirigeants ou commentateurs européens redevienne celle d’une « finlandisation » des marches de la Russie. On a vu en effet que l’Europe – Allemagne comprise désormais – n’était pas plus prête à « mourir pour le Donbass » (alors qu’il n’est pas sûr que ce ne soit pas sa propre indépendance qui se joue sur cette frontière) qu’elle n’avait été prête à « mourir pour Dantzig », avec les conséquences que l’on connaît. Le vrai risque est en fait de ne rien faire et de ne pas avoir de stratégie pour prévenir une agression.
Prendre conscience de nos erreurs de perception et de notre suffisance injustifiée
La première leçon que nous apprend l’Est est que cet élargissement de l’Union que nous avons voulu nous confronte à la question de la sécurité du continent dans son ensemble et l’on voit mal par quel raisonnement il serait possible d’éluder cette question (qui se posera nécessairement, même en l’absence d’un président, en l’occurrence Vladimir Poutine, qui n’est pas sans susciter quelques frissons de nostalgie dans certaines fractions d’une opinion et d’une élite française très habilement influencées).
En fait, non seulement l’Union ne s’est pas préoccupée de sa Défense mais elle l’a volontairement éludée. Le plus significatif est d’observer qu’il a existé un parallélisme frappant entre l’adhésion à l’Union et l’adhésion à l’OTAN (dans certains cas, celle-ci a même précédé celle-là). Cela signifie que le « contrat d’adhésion » – jeu de mot volontaire comme on verra par la suite – entre les nouveaux entrants et l’Union était parfaitement clair : à l’Union l’économie, à l’OTAN la sécurité et ce, dans un contexte où celle-ci était pour ces pays au moins aussi importante que celle-là. Comment s’étonner aujourd’hui du peu d’enthousiasme, pour ne pas dire plus, manifesté par les pays de l’Est de l’Europe, pourtant si préoccupés par leur sécurité, devant les initiatives, principalement françaises, en direction d’une hypothétique défense européenne ?
La deuxième faute, ou la deuxième erreur, comme on voudra, a été la faible prise en compte de l’histoire.
Dans l’illusion de l’excellence du modèle offert par l’Union, la candidature des anciens sujets de l’Union soviétique a été comme une forme de ralliement évident et dont les nouveaux pays devaient dès l’abord se montrer reconnaissants et dociles. On se souvient du mépris manifesté par le président Jacques Chirac vis-à-vis des pays de l’Europe centrale à l’aube des années 2000, traitant les dix candidats ( en fait 12 avec Chypre et Malte) de « pas très bien élevés » ou comme « ayant perdu une occasion de se taire » au moment de l’élaboration du compromis européen sur l’Irak. Cette ignorance de l’histoire est d’autant plus préjudiciable dès lors qu’il s’agissait de la France dont les relations avec l’Europe centrale, qui en attendait tant (toutes les constitutions des nouveaux pays issus des traités ayant mis fin à la première guerre mondiale étaient directement inspirées par le modèle français de l’époque), sont marquées du sceau de l’amour déçu. Sans parler de la faillite pathétique du système de sécurité collective mis en place dans l’entre-deux guerres.
Or, entre les pays de l’Ouest de l’Europe et les pays de l’Est ou du Centre-Est comment ne pas voir la différence de perspective historique, et surtout de mémoire ? Comment ne pas voir combien la signification de la chute du mur de Berlin pouvait être différente d’un côté et de l’autre de la grande famille européenne ? Comment s’étonner, dans le cas particulier de la France, que les polonais, par exemple, aient choisi des hélicoptères américains plutôt que français pour équiper leur armée ? Au lieu de manifester une fois de plus notre arrogance, peut être fallait-il se demander comment surmonter le handicap que nous traînons dans toute cette partie de l’Europe depuis 1939.
Du côté des anciennes démocraties populaires, c’était l’aboutissement d’un long combat pour l’existence, commencé bien avant la deuxième guerre mondiale et dont la consécration des nouvelles indépendances par les traités, même imparfaits, de Versailles et de Trianon constituait un concret encouragement. Pour qui avait tant soit peu voyagé dans ces pays durant la grande glaciation de la guerre froide, on ne pouvait, derrière les apparences des « partis frères », qu’être surpris de la manière dont beaucoup n’avaient pas renoncé à leur identité alors que tout espoir de recouvrer leur souveraineté perdue avait disparu. On sait le rôle joué par les églises à cet égard – en Pologne bien sûr, mais pas seulement.Dans tous les pays subsistaient des revues plus ou moins clandestines qui maintenaient l’espérance de la liberté de penser. C’est à Prague que l’on pouvait rencontrer des dissidents dans le régime peut être le plus dur de tous. On y reviendra, mais l’après 1989 marqua l’avènement de la société civile et l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante recrutée très largement parmi les intellectuels non communistes (sauf, au début du moins, en Allemagne de l’Est et en Hongrie) et dont Vaclav Havel demeure encore le symbole. Tel fut le cas aussi des premiers compagnons de Lech Walesa.
Tous ces peuples avaient un passé. Tous ces peuples avaient connu l’emprise d’un ou plusieurs empires : austro-hongrois, ottoman, russe, mais tous ces peuples avaient une culture. C’est d’ailleurs la seule chose qui leur restait et ils se la transmirent en silence. Les troupes des « printemps des peuples » du XIX ème siècle se regroupèrent derrière leurs poètes ou leurs linguistes, souvent exilés, et l’on peut dire que l’adversité ne fit que raffermir leur détermination. Songeons que la Pologne, partagée entre trois empires (Autriche-Hongrie, Prusse et Russie) avait même disparu de la carte en 1795 (jusqu’en 1919). Ils pouvaient s’appuyer cependant sur des souvenirs, parfois brillants : la grande union polono-lituanienne constitua un temps le plus grand état d’Europe, la Hongrie pouvait s’enorgueillir d’exister depuis l’an 1000, bien avant que la plupart des états de l’Ouest – France et Angleterre exceptées – n’accèdent à l’existence. C’est en Europe centrale et orientale que se développa le plus ce que l’on a appelé le mouvement des nationalités et bien des insurrections de la deuxième partie du XXème siècle, à Prague, à Gdansk ou à Budapest s’insérèrent dans ces souvenirs-là. Ce n’étaient pas des « fascistes » ou des contre-révolutionnaires, ils aspiraient à d’autres révolutions, celles déjà, d’une identité libre, mais collective et choisie. C’était la grande différence avec beaucoup de revendications identitaires telles qu’elles se manifestent à l’Ouest aujourd’hui.
1989 fut donc un aboutissement ultime et partagé. On n’a pas assez noté qu’il ne s’est accompagné d’aucune revendication sérieuse sur les frontières (si l’on met de côté la question allemande). S’il y en eu une ce fut surtout celle de la stabilisation des frontières existantes, conformément d’ailleurs au droit international et force est de reconnaître qu’une attention suffisante n’a pas été consacrée, à ce moment-là, à cette question. La question, propre à chacun, mais réalisée selon son génie propre fut la construction de nouvelles institutions et la découverte de nouvelles élites politiques en lesquelles il soit possible d’avoir confiance. D’où l’importance accordée aux élections locales et, plus précisément, le choix d’un mode de scrutin (quasi général) prévoyant l’élection directe d’un exécutif élu uninominal, pour aider à l’émergence de personnalités nouvelles, susceptibles de tourner le dos à la politique obscure de conseils généralisés servant de paravent à la dictature d’un parti unique.
1989 fut donc un aboutissement ultime et partagé. On n’a pas assez noté qu’il ne s’est accompagné d’aucune revendication sérieuse sur les frontières (si l’on met de côté la question allemande). S’il y en eu une ce fut surtout celle de la stabilisation des frontières existantes, conformément d’ailleurs au droit international et force est de reconnaître qu’une attention suffisante n’a pas été consacrée, à ce moment-là, à cette question. La question, propre à chacun, mais réalisée selon son génie propre fut la construction de nouvelles institutions et la découverte de nouvelles élites politiques en lesquelles il soit possible d’avoir confiance. D’où l’importance accordée aux élections locales et, plus précisément, le choix d’un mode de scrutin (quasi général) prévoyant l’élection directe d’un exécutif élu uninominal, pour aider à l’émergence de personnalités nouvelles, susceptibles de tourner le dos à la politique obscure de conseils généralisés servant de paravent à la dictature d’un parti unique.
La référence n’était pas seulement cependant celle du passé national, c’était bien celle des retrouvailles avec l’Ouest, cet Ouest dont les « valeurs » et la prospérité avaient alimenté les rêves. On devine ici la source des malentendus d’aujourd’hui : Face au romantisme suscité par les « retrouvailles » de la famille européenne du côté des nouvelles démocraties, les pays de l’Ouest de l’Europe ne manifestèrent guère un enthousiasme excessif, sauf dans la célébration du triomphe d’un système économique et politique sur un autre, triomphe dans lequel ils n’avaient eu aucune part. Peu d’attention fut accordée aux messages qui parvenaient de l’autre Europe, conviée à adopter sans discussion tous les principes élaborés par l’Europe du marché unique, qui avait abandonné les ambitions de ses fondateurs au profit du vertige d’un grand marché unificateur et désarmé, l’exposant imprudemment au grand large. La politique avec un grand « P » avait disparu au profit de l’économie et bien peu saisirent le moment historique que la chute du mur représentait, en termes de civilisation et de signification pour l’unité retrouvée du continent. Réunifier l’Europe était une tâche adaptée pour une génération dont le besoin d’idéal était de moins en moins satisfait par le consumérisme et la fin annoncée des trente glorieuses. La réaction des États hélas – sauf en ce qui concerne l’Allemagne, mais elle avait des raisons intimes pour cela- ne fut pas, et de loin, à la hauteur de l’évènement.
C’était pourtant un mouvement de la société toute entière qui se proposait à nous et qu’il eut fallu mieux saisir. J’eu la chance d’accompagner une délégation officielle de fin août à début septembre 1989, en Tchécoslovaquie, Hongrie – nous étions à Budapest quand le Premier Ministre ouvrit la frontière aux « Trabant » qui fuyaient l’Allemagne de l’Est, et en Pologne. Nous fûmes reçus par Lech Walesa, chez lui, dans la périphérie de Gdansk. Il ne se perdit pas en grands discours : « j’ai besoin de l’ouverture de banques étrangères, car jamais les polonais ne feront confiance à une banque polonaise pour lui confier leurs économies. Nous avons aussi un grand besoin de boulangers ». C’était déjà l’époque ou, en France, le principe même de l’apprentissage était (violemment et aveuglément) contesté…Comment ne pas voir l’occasion formidable qui s’offrait à une jeunesse désireuse de travailler et de réussir ? La France, en réponse, se signala par ses supermarchés et ses magistrats administratifs…D’élan et de générosité, point. On était en terrain conquis. On attendait les applaudissements.
Aujourd’hui, ces pays se sont développés, à un rythme et, pour certains, avec un dynamisme que le vieux monde pourrait leur envier. La croissance économique est arrivée et une forme incontestable de prospérité est apparue, dans les villes mais aussi dans les campagnes qu’ils n’avaient jamais connues, au point que leurs sociétés et leurs mentalités demeurent encore en décalage. On peut percevoir des ressemblances avec ce que les pays de l’ouest et la France en particulier ont connu, par exemple, pendant les années soixante. Ce sont des pays neufs mais encore encombrés dans des structures pesantes mais, à tout prendre, moins fortes que les nôtres, dans lesquels l’esprit d’entreprise et d’aventure peut s’épanouir, dans une sorte de « far East » européen ou les modèles, surtout à travers leurs diasporas, sont autant américains qu’européens (the « voice of america » n’a pas émis en vain pendant quarante ans). Mais la différence, c’est que les générations qui ont connu le communisme n’ont pas encore disparu. Elles en conservent encore le souvenir, associé aux privations, comme si l’après-guerre s’était poursuivi jusque dans les années quatre-vingt.
L’après-guerre – parlons-en – ils gardent le souvenir d’un temps ou leur avenir en tant que nation leur paraissait frappé de précarité et savent encore le prix de la paix, beaucoup mieux que nous.
Ce sont tous ces sentiments qui fondent encore une conscience collective qui manquent désormais furieusement aux pays de l’Ouest. Cela peut paraître dérisoire mais, si l’on n’y prend garde, notre prospérité elle-même – mais qui a provoqué aussi tant de désillusions- ne tient qu’à un fil : une crise économique, une guerre,…une pandémie, qui nous laisseraient sans capacité de défense collective. Tout ce que nous avons à réapprendre et tout ce que pourraient nous aider à retrouver ces sociétés que nous avons tant de peine à considérer comme des égales. Au contraire, ce sont précisément les États qui pourraient le mieux nous aider à retrouver une forme d’enthousiasme, autour d’une identité collective retrouvée, que nous avons choisi (notre gouvernement au moins) pour cible. Comment imaginer construire une nouvelle phase plus intégrée et plus harmonieuse de l’Union européenne sans considérer ces nations qui ne veulent pas mourir comme des partenaires à part entière ? N’y a-t-il pas une contradiction dans les termes, surtout pour un pays comme la France qui ne peut se prévaloir de son propre dynamisme économique et de la rigueur de sa propre politique intérieure ? N’entendons-nous pas nos propres craquements ? Où est donc notre supériorité, nous qui parlons sans cesse d’indépendance et d’excellence ?
Nous pensons que notre regard sur l’Est doit changer, et ce dans notre propre intérêt, avant même celui de toute l’union européenne.
L’Europe Centrale n’est pas à la mode (elle l’a été) mais elle s’invite dans les débats européens d’aujourd’hui.
Il ne s’agit plus de défendre les aspirations des peuples divers qui la composent contre les empires qui les rassemblaient. Il s’agit de savoir quelle place elle doit désormais occuper dans nos vies.
Avec la chute du Mur de Berlin, elle fait désormais partie de notre monde, puisque l’Union européenne l’absorbe presqu’entièrement, mais dès lors qu’elle s’y trouve, on est tout étonné qu’elle ait quitté le monde des rêves ou des indifférences pour se mettre à exister dans notre réel même. A vrai dire, depuis quelque temps elle est presque devenue gênante car elle a l’outrecuidance d’émettre des idées ou d’avoir des opinions qui ne sont pas tout à fait les nôtres.
Il arrive donc que nous regrettions de lui avoir fait l’honneur de l’avoir associée à notre projet, qui devait être l’une des grandes affaires de la deuxième partie du XXème siècle.
Maintenant que nous commençons à douter nous-même de l’excellence de celui-ci, on commence à se demander si tout cela n’est pas aussi un peu de sa faute…
Il est donc temps de la mettre au jour, dans sa complexité, ses richesses et ses propres rêves (dans lesquels nous avons beaucoup compté)…Mieux, en puisant dans ses ressources des leviers pour mettre à jour et dynamiser enfin notre projet commun.
Note de bas de page :
Qui peut croire encore sérieusement que l’OTAN aurait besoin aujourd’hui, avec la sophistication des systèmes d’armement, d’installer des missiles sur le sol de l’Ukraine pour pouvoir intervenir à la frontière russe ? Nous ne sommes plus à l’époque des Pershing. Donc l’élargissement à l’Ukraine est plus vital pour l’indépendance de l’Ukraine que de l’intérêt absolu de l’OTAN .
Le 21 novembre un président pro-russe Viktor Ianoukovitch est élu à la suite de fraudes généralisées qui provoquent le rassemblement de centaines de milliers d’Ukrainiens sur la place de l’indépendance de Kiev. Ils se rassemblent derrière Viktor Ioutchenko, principal opposant et qui aurait dû être proclamé vainqueur à la tête de son parti « orange » après avoir échappé à un empoisonnement dont il porte les traces sur son visage.
Commission pour la Démocratie par le Droit créée au sein du conseil de l’Europe et siégeant à Venise.
Celui-ci prévoyait des adaptations spécifiques de la législation nationale à l’initiative du Parlement sans mentionner explicitement Donetsk et Louhansk car il était évident que citer ces deux noms dans le texte était le condamner à l’échec.
Dotant les collectivités locales de ressources qui feraient pâlir d’envie les collectivités françaises. Les conseils ont été renouvelés à l’issue de nouvelles élections libres le 25 octobre 2020 « sous Covid » sans incident particulier, sauf que, comme il fallait s’y attendre, le succès spectaculaire « anti-élites » du président Zelensky intervenu un an et demi auparavant et confirmé par des législatives donnant la majorité à son nouveau parti au Parlement, n’a pas trouvé de prolongement spectaculaire au plan local.
On ne manque pas de rappeler que sa partie occidentale était la partie orientale de l’ancienne Pologne jusqu’en 1945 mais on oublie de dire que la partie occidentale de la Pologne est l’ancienne partie orientale de l’Allemagne à la même date et l’on se garde bien d’en tirer la conséquence que la Pologne ne serait pas une nation comme certains le font pour l’Ukraine au prétexte qu’elle serait composée de deux parties qui ne songeraient qu’à retrouver leurs anciennes fraternités. Dans les deux cas la manière dont les populations ont accepté ces transferts massifs et inhumains n’a pas été assez saluée Ils montrent aussi, à ceux qui croient que les nations ont disparu et qu’elles ne subsistent que pour de mauvaises raisons, que l’on est en présence d’idées de nation qui se caractérisent plus par le vivre ensemble en vue d’un destin commun que par des soubassements ethniques.
L’acmé de ce mouvement étant le dernier scrutin présidentiel et les élections locales qui l’avaient précédé.
Jean Quatremer et Nathalie Dubois, Libération 19 février 2003.
On oublie par exemple le rôle de l’église catholique en Hongrie dont le « joséphisme », inauguré sous les Habsbourg, de collaboration avec le pouvoir avait permis de na pas oublier que le premier roi de Hongrie avait été ceint de la couronne de Saint-Etienne il y a mille ans. De même que l’église orthodoxe en Serbie ou en Roumanie ou l’uniatisme en Ukraine.
Jean Quatremer et Nathalie Dubois, Libération 19 février 2003