Par Marina Glamotchak, consultante et chargée de recherches en analyse stratégique, politique et économique dans le domaine de l’énergie
Introduction
Souvent abordée à travers une approche politique, économique ou géopolitique, l’énergie est aussi une affaire financière. Investir dans le secteur énergétique actionne de puissants leviers stratégiques et promet un retour sur investissement. Dans les Balkans occidentaux, d’abord les Russes, puis les Chinois ont investi et depuis continuent de multiplier les acquisitions. L’Union européenne (UE) a procédé autrement : par l’institutionnalisation dans l’ordre politique (perspective d’adhésion) et économique (investissements visant la convergence avec l’UE). L’UE dicte ses règles via sa politique énergétique extérieure, incarnée dans la Communauté de l’énergie (CE).
Le modèle européen de déploiement des énergies renouvelables (EnR), axé sur la décarbonation et la lutte contre le réchauffement climatique, est exporté dans les Balkans avec des conséquences.
Incitation aux énergies renouvelables et « énergo-business » dans les Balkans
Afin d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, l’UE a révisé ses objectifs pour 2030. Le Paquet Énergie-Climat 2030 prévoit d’atteindre une part d’au moins 42,5% (avec une ambition de 45%) d’énergies renouvelables (EnR) dans le bouquet énergétique, des réductions des émissions de gaz à effet de serre et une amélioration de l’efficacité énergétique. Par le biais de la CE, l’UE pousse à l’harmonisation de sa législation énergétique dans les Balkans qui s’engagent à augmenter, dans le mix énergétique actuellement dominé par un parc vieillissant de centrales au charbon (43%), la part de l’électricité produite par les sources des EnR. Pourtant, selon Eurostat dès 2019, l’électricité produite à partir de sources d’EnR sous forme d’hydroélectricité et de bioénergie était plus élevée en Albanie, au Monténégro, en Bosnie-Herzégovine que dans l’UE.
Financements hydroélectriques : argent public contre environnement
Bien qu’encadrés par les directives européennes RED II et III, les mécanismes de soutien aux énergies renouvelables (les tarifs d’achat garantis et les compléments de rémunération), ont conduit à une expansion importante des petites centrales hydroélectriques (PCH) dans les Balkans.
Contrairement à l’UE (24 000 petites centrales – PCH), les Balkans présentent des rivières à exploiter souvent à l’état naturel et caractérisées par un faible débit : « Mettre une petite rivière dans un tuyau de plusieurs kilomètres de long, c’est prendre la vie de cette région et c’est un crime écologique. » . Bien que l’hydroélectricité réduise la dépendance aux énergies fossiles, son développement a un impact dévastateur sur l’environnement régional.
« En 2018, dans les Balkans occidentaux, 70 % du soutien aux sources d’énergie renouvelables était en faveur de petites centrales hydroélectriques. » . Cette expansion de « l’énergo-business », combinée à d’autres facteurs, a entraîné une dégradation significative des écosystèmes et une atteinte à la biodiversité dans la région.
Le déploiement à grande échelle des EnR, bien que considérées comme une solution face au changement climatique, pourrait générer des impacts environnementaux négatifs. Les 3 000 PCH prévues dans les Balkans (dont 850 en Serbie), sur un total de 8 779 en Europe, soulèvent de vives inquiétudes quant à l’avenir des rivières de la région. Les centrales hydroélectriques, érigées dans des zones montagneuses isolées, sur des ruisseaux impétueux, défigurent les paysages et les cours d’eau par des canalisations et des barrages de béton, les routes d’accès grignotent les parcs nationaux et les refuges d’espèces menacées (le lynx des Balkans, le saumon du Danube).
Sous couvert d’arguments économiques et réglementaires, la décision des autorités locales de privilégier l’hydroélectricité révèle un détournement des objectifs initiaux au profit d’intérêts particuliers (familles, partis politiques), avec des conséquences désastreuses à long terme. Le développement des PCH s’inscrit dans un « scénario colonial classique (…) Il n’a pas fallu longtemps pour que l’extraction des richesses du secteur industriel défaillant des années 1990 et 2000 trouve une nouvelle source d’accumulation pour le capital et les élites politiques (…). » .
Selon une étude , mettre en relation le niveau de corruption et la qualité de l’environnement permet de montrer qu’un pays corrompu a 75 % de chances d’avoir un environnement dégradé. Le bilan de la production d’énergie dite « verte » par l’exploitation des PCH dans la région soulève l’épineuse question de la corruption et du système de tarifs d’achat garantis (feed-in tarifs) qui, en drainant les finances publiques, favorise des « windfall profits » (profits tombés du ciel) au mépris de l’environnement.
Au nom de la production d’énergie « verte » des écosystèmes fragiles et importants pour la biodiversité sont détruits dans les Balkans. Tant de projets réalisés, en cours de réalisation ou planifiés, ne respectant pas la diversité biologique des espèces, introduisent la perte ou la modification de leurs habitats, changent l’écosphère des animaux, modifient des microclimats qui perturbent les écosystèmes). Face à l’ampleur des destructions et des manifestations locales, les institutions européennes ont réagi en appelant les pays de la région à supprimer les subventions pour ces projets et les banques européennes ont durci les règles de financement.
Selon leur typologie, les EnR présentent certains inconvénients non-négligeables (des effets de surexploitation indirecte dus au changement d’usage des terres (biocarburants, méthanisation, etc.). De plus, dans le cas des éoliennes, les contrats n’obligent pas le producteur à prendre en charge la fin de vie de ces équipements : seul le démontage du mât est prévu et il n’existe aucune obligation légale de recycler la structure démantelée. Ainsi, des milliers de tonnes de béton, de véritables blockhaus plantés dans les terres arables, ne seront jamais enlevés. Qui paiera la facture du démantèlement des EnR ? Cette question embarrassante dévoile l’hypocrisie des discours écologiques et la priorité accordée au lobbying au détriment de l’intérêt collectif.
Le lithium en Serbie : au nom de la transition verte, le droit de détruire l’environnement ?
Avec près de 10 % des réserves mondiales de lithium , la Serbie pourrait couvrir jusqu’à 90 % des besoins de l’Europe. Compte tenu de ses grandes ambitions en matière de transition énergétique et d’électrification des transports, l’approvisionnement en lithium est un enjeu géopolitique majeur pour l’UE. Ainsi, avec une production de lithium sur « son sol », même si la Serbie n’est pas membre de l’UE, l’Europe serait moins dépendante des importations des métaux rares (actuellement 70%) .
Même si le prix du carbonate de lithium sur le marché mondial augmente, mais cela n’enrichirait pas significativement la Serbie : la société Rio Tinto, propriétaire du minerai, a le droit d’exploiter et l’État de Serbie ne perçoit qu’une rente de 5 % sur ce minerai. De plus, les dégâts environnementaux qui découlent de cette exploitation nécessiteraient d’énormes investissements, notamment pour les maîtriser, car il s’agit d’un espace proche des habitations et de terres arables. « Les gens de Rio Tinto reconnaissent qu’il y aura des pollutions, mais ils disent seulement qu’elles seront limitées. Mais quelles sont les limites pour Rio Tinto ? On a vu ce qu’ils ont fait en Papouasie-Nouvelle Guinée, à Madagascar : ils ont tout détruit et tout empoisonné ! » .
L’exploitation de la mine de lithium, près de la ville de Loznica, présente d’importants risques environnementaux (pollution de l’eau, consommation excessive d’eau, dégradation de l’environnement) et sociaux (déplacement de populations). Rien qu’avec les forages creusés lors des prospections, la terre est déjà morte en raison des eaux salées remontées par capillarité et de l’arsenic trouvé autour des puits d’exploration. En 2022, l’adoption d’une nouvelle loi d’expropriation ex specialis, censée faciliter l’octroi de concessions minières en Serbie, a provoqué des manifestations massives qui ont paralysé le pays. Le gouvernement serbe a été contraint de suspendre le projet.
Relancé en juillet 2024, à la suite d’un accord conclu entre l’UE et la Serbie, le projet extrêmement polluant cristallise les tensions entre les impératifs économiques, liés à la transition vers les véhicules électriques, et les préoccupations environnementales et sociales des citoyens serbes qui se sentent menacés dans leur existence.
Un paradoxe européen : voitures propres et lithium polluant
Lors d’un Sommet sur les matières premières critiques à Belgrade, en présence du chancelier allemand, l’UE a signé (juillet 2024) avec la Serbie un partenariat stratégique sur « les matières premières durables, les chaînes de valeur des batteries et les véhicules électriques». En raison de la croissance de la mobilité électrique et du marché du stockage de l’énergie, qui a besoin de batteries pour stabiliser les systèmes énergétiques, l’UE assurera un accès au lithium. Le gisement en Serbie, exploité par Rio Tinto, pourrait produire jusqu’à 58 000 tonnes de lithium par an, ce qui représenterait 17% de la production européenne de véhicules électriques, soit environ 1,1 million de voitures.
Malgré de nouvelles « garanties » de Rio Tinto (des études d’impact environnemental, juin 2024), les écologistes craignent toujours les conséquences néfastes de l’extraction sur l’environnement et manifestent contre ce projet, qu’ils considèrent comme imposé par l’UE. Or, en l’absence de description du processus de traitement du minerai, il est impossible de déterminer les types de réactifs qui seront utilisés ou la nature des déchets. L’étude ne précise pas non plus comment la mine sera approvisionnée en eau, comment des eaux usées seront générées, ni les méthodes de traitement envisagées. De même, aucune information n’est fournie concernant le stockage des boues issues de la production de carbonate de lithium, d’acide borique et de sulfate de sodium, substances pourtant susceptibles d’avoir des répercussions environnementales significatives. Par conséquent,
l’impact environnemental global de ces projets et activités demeure inconnu .
La situation est d’autant plus tendue que d’autres pays européens, comme le Portugal (270 000 tonnes), la Tchéquie (1,3 million) et l’Allemagne (3,8 millions), possèdent d’importantes réserves de lithium, mais font face à une forte opposition locale à leur exploitation. En Serbie, des manifestations et des débats publics persistent : le lithium est-il une aubaine pour la transition énergétique européenne et une catastrophe écologique serbe annoncée ?
Conclusion
Privilégiant les considérations politiques aux considérations environnementales, le déploiement de l’énergie renouvelable dans les Balkans a dévasté le paysage, comme en témoignent les petites centrales hydroélectriques.
Dans le cadre de sa stratégie de transition énergétique, l’UE se rend dépendante de nouveaux métaux rares, sans prendre en compte le paradoxe entre la promotion de voitures « propres » pour ses citoyens et la pollution engendrée par l’extraction du lithium pour l’écosystème serbe (biodiversité, sols et eaux).
Par conséquent, il est essentiel que les responsables de la politique énergétique considèrent l’échelle globale des impacts environnementaux et sociaux.
https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Renewable_energy_statistics
Monitor, le 21/09/2018.
Western Balkans hydropower. Who pays, who profits?, Bankwatch Network, September 2019.
Kovačević, État captif (Zarobljena država), Banjaluka, 2018.
« La corruption et les ressources naturelles renouvelables », Transparency International, Document N°1/2007.
Courier international, le 7/12/2021.
Le Figaro, le 10/01/2022.
France Info, le 27/10/2021
https://reri.org.rs/rio-tinto-salami-slicing-po-najvisim-evropskim-standardima-zastite-zivotne-sredine