Par Dr Vladimir Medjak, Vice-président du Mouvement européen de Serbie
Selon l’Article 2 du Traité sur l’Union européenne, « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’ égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’ homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. »
L’Article 49 du Traité définit « le respect » de ces valeurs et « l’engagement à les promouvoir »et en fait une condition pour demander à devenir membre, faisant ainsi de l’élargissement un processus fondé sur les valeurs.
L’élargissement aux pays des Balkans occidentaux est en cours depuis 22 ans, avec des résultats très décevants. Seule la Croatie a rejoint l’UE en 2013 et le Monténégro et la Serbie négocient leur adhésion, respectivement depuis 2012 et 2014. D’autres n’ont pas encore entamé les négociations.
Contrairement à leur pays, les citoyens des pays des Balkans occidentaux rejoignent l’UE, mais à titre individuel, en migrant par dizaines de milliers chaque année. Les pays des Balkans occidentaux se dépeuplent, de plus en plus vite, puisque vivre dans l’UE est généralement re-connu comme étant la meilleure option. Les perspectives (économiques) d’avenir plus radieuses et un environnement prévisible et sûr, directement liés à la démocratie, à l’État de droit et à la protection des droits individuels, exercent une grande force d’attraction sur les citoyens des pays des Balkans occidentaux.
On pourrait se demander pourquoi c’est toujours le cas après 22 ans de processus d’élargissement. L’écart entre l’UE et les pays des Balkans occidentaux ne devrait-il pas avoir diminué maintenant ? Si l’on regarde la situation en Serbie, pays figurant en « tête de peloton » de l’élargissement, on peut voir que ce processus ne va pas dans la direction prévue, mais plutôt dans la direction opposée.
La Serbie est entrée sur la voie de l’adhésion à l’UE après les changements démocratiques de 2000 lorsque le Président autocratique, Slobodan Milošević, a été renversé. Il a ensuite fallu 14 ans à la Serbie pour en arriver à l’ouverture de négociations d’adhésion à l’UE. Au cours de ces 14 années, la Serbie a réussi à aller relativement loin dans la démocratisation et le respect des valeurs fondamentales de l’UE. Lorsque les négociations d’adhésion ont commencé en 2014, la Serbie était :
- reconnue comme pays libre ayant le statut de démocratie semi-consolidée (selon les rap-ports de Freedom House),
- classée 54e à l’échelle mondiale pour ce qui est de la liberté d’expression (selon Reporters sans frontières, étant sur le point de passer d’une « situation problématique » à une « situation satisfaisante »),
- classée à la 78e place en ce qui concerne le niveau de corruption à l’échelle internationale selon Transparency International (sur 180),
- classée à la 54e place selon l’Indice sur l’État de Droit du World Justice Project lorsque l’État de droit a été mesuré à l’échelle mondiale,
- considérée comme une « démocratie libérale » par l’Institut suédois V-Dem.
Dans son rapport annuel de 2015, la Commission européenne a évalué la question de l’État de droit en Serbie avec une note moyenne de 2.2 sur une échelle de 1 à 5.
On pourrait penser que 7 ans de négociations d’adhésion auraient rapproché la Serbie des standards européens, ou l’auraient amené à un niveau comparable à celui des États membres de l’UE. Cependant, au fil des années, nous observons le processus inverse :
- En 2019/2020, la Serbie a perdu le statut de « pays libre » et de démocratie semi-consolidée (selon Freedom House) et est désormais considérée comme un pays « partiellement libre » doté d’un régime hybride. La Serbie fait également partie des 20 premiers pays au monde à avoir connu le plus fort déclin sur la période 2010-2020,
- Dans le classement de Reporters sans frontières, la Serbie a perdu 39 places pour ce qui est de la liberté d’expression (elle occupe désormais la 93e place),
- Dans le classement de Transparency International, la Serbie a perdu 16 places et se classe à la 94e place (sur 180) pour ce qui est du niveau de corruption à l’échelle internationale,
- Selon l’Indice sur l’État de Droit du World Justice Project, la Serbie a perdu 27 places et se retrouve classée à la 81e place,• L’Institut suédois V-Dem considère la Serbie comme une « autocratie électorale » et place le pays sur la liste des 10 premiers en voie d’autocratisation au monde sur la période 2010-2020.
Le seul acteur à ne pas reconnaître cet effondrement de la démocratie en Serbie est la Commission européenne, qui a évalué le pays en 2021 comme elle l’avait fait en 2015.
Aujourd’hui, la Serbie présente presque tous les éléments d’un État corrompu (State Capture). Les institutions n’exercent pas leurs fonctions. Le pouvoir est concentré en dehors du cadre constitutionnel dans les mains du Président. Il n’y a qu’une seule grande chaîne de télévision qui ne soit pas sous le contrôle du gouvernement, mais à peine plus de 50 % de la population y ont accès. Les journalistes d’investigation sont sous pression. La société civile fait l’objet d’enquêtes illégales pour blanchiment de capitaux. Les propos haineux sont la nouvelle norme. La situation politique en Serbie a été ramenée à son niveau du début des années 1990, avec un quasi-rétablissement du régime de parti unique, puisque seul 7 parlementaires sur 250 ne soutiennent pas le gouvernement.
L’absence de contrôle approprié et de réactions adéquates des responsables de l’élargissement de l’UE, ainsi que des responsables des États membres, a fait se chevaucher le déclin de la démocratie en Serbie aves les négociations d’adhésion à l’UE. Ceux qui étaient censés protéger le processus d’adhésion en rapprochant la Serbie de l’UE et en observant le respect des valeurs européennes, ont en fait soutenu le processus inverse en le légitimant. Ils y sont parvenus en rendant des visites de courtoisie deux jours avant les élections, en félicitant le gouvernement de façon peu diplomate, en rédigeant des rap-ports de la Commission européenne faussement positifs et en ouvrant des chapitres de négociation sur l’environnement et l’énergie alors que des dizaines de milliers de citoyens serbes manifestaient contre un projet minier ayant des ré-percussions potentiellement désastreuses sur l’environnement dans l’ouest du pays.
Enfin, contrairement aux rapports mentionnés ci-dessus, reconnaissant le déclin de la démocratie, le rapport d’étape de 2021 de la Commission parle des progrès (limités) de la Serbie dans ce domaine. Il semble que la Com-mission ait décidé de s’en tenir à la forme tout en ignorant le fond et ait réduit l’élargissement à un « exercice consistant à cocher des cases ». Malheureusement, les États membres de l’UE ont soutenu cette approche.
Que peut-on faire maintenant ?
Premièrement, la politique de « stabilito-cratie » dans le cadre de laquelle l’UE soutient les hommes forts des pays des Balkans occidentaux en échange d’une stabilité non démocratique fragile doit cesser immédiatement. La situation dans les pays des Balkans occidentaux en ce qui concerne la démocratie et la sécurité était bien plus stable il y a 10 ans qu’elle ne l’est aujourd’hui, et cela s’explique en grande partie par la négligence de l’UE à l’égard de ses valeurs dans le cadre des relations avec les pays des Balkans occidentaux. Il faut souligner que ce n’est pas à l’UE de changer les gouvernements et d’imposer la démocratie dans les pays des Balkans occidentaux. C’est une question de processus internes et de choix de chaque pays. Toutefois, l’UE et ses États membres ne devraient pas non plus rendre ces processus plus difficiles en soutenant l’autoritarisme.
Deuxièmement, nous devons appeler les choses par leur nom. En ce moment, la Serbie s’éloigne des valeurs fondamentales de l’UE. La Serbie d’aujourd’hui s’apparente davantage à la Hongrie et la Russie qu’à une démocratie libérale selon l’Article 2 du Traité sur l’Union européenne. Fait absurde, les négociations avancent alors que le pays candidat s’éloigne des valeurs fondamentales de l’UE.
La meilleure façon pour l’UE de rétablir la démocratie dans les Balkans occidentaux est de mettre de l’ordre dans ses propres affaires alors que les problèmes intérieurs de l’UE touchent désormais fortement la région.
Il y a 20 ans, l’UE était la seule option possible. Elle prônait des valeurs désirables et disposait de fonds de développement généreux. Aujourd’hui, de nouveaux acteurs dans la région offrent des fonds, moins généreux que les financements européens, mais plus faciles à obtenir, sans condition. Il est bien plus attrayant de corrompre les élites, plutôt que de candidater à des fonds européens sous condition qui exigent un contrôle scrupuleux de leur utilisation.
La différence la plus importante entre l’UE et les nouveaux acteurs sont les valeurs européennes. Dès que l’UE a commencé à jouer avec ses propres valeurs et à les négocier, cette différence est devenue floue. Le résultat de tout cela est la situation actuelle en Serbie et dans les Balkans occidentaux.
Si l’UE veut être un acteur géopolitique et promouvoir ses propres valeurs, comme une approche opposée aux autres puissances mondiales venant de l’Est, elle devrait commencer par agir comme tel et promouvoir ses propres valeurs en pratique, surtout dans les Balkans occidentaux. L’UE ne pourra pas être un acteur mondial si elle ne peut résoudre les problèmes dans cette région et promouvoir ses valeurs avec les pays candidats et les populations favorables à l’UE. Tous les instruments nécessaires sont là, mais jusqu’ici… il n’y a eu aucune volonté de les utiliser. Sans cette approche fondée sur les va-leurs, l’UE perdrait la principale différence et la plus importante par rapport aux autres acteurs mondiaux.