Pervenche Berès
A l’aube du Sommet européen du 23 avril, Pervenche Berès, députée européenne de 1994 à 2019, a décrypté pour Confrontations Europe les conclusions de l’Eurogroupe qui s’est réuni le 9 avril. Et a tiré des leçons quant à la gestion de l’après Covid-19.
Personne n’attendait cette crise, c’est d’abord une crise sanitaire. On est dans une situation inverse de 2008 puisque c’est une crise qui a un impact économique démultiplié par rapport à ce que l’on a connu en 2008 et tout l’enjeu est que cela ne devienne pas une crise financière pour que l’on puisse s’occuper du sanitaire et de l’économique et pas de sauver les banques.
Deuxième caractéristique de cette situation, c’est un choc symétrique qui affecte l’ensemble des pays de l’Union européenne et échappe à l’argument de l’aléa moral.
Première chose frappante à propos de cette crise, c’est que tant qu’elle se situait en Chine, on a cru, comme pour Ébola ou le SRAS, que cela n’arriverait jamais en Europe et quand c’était en Italie, on n’y a pas vraiment cru non plus. Et dès qu’on a été dans la crise, il y a eu un retour total des frontières, pire qu’avec le nuage de Tchernobyl, alors que toutes les cartes, les analyses montrent que cette crise est une crise de territoires, de zones d’activités économiques, de régions, qui peuvent être transfrontalières, et pas de pays. Ensuite, vient la façon dont cette crise est gérée dans un cadre national en fonction des mécanismes de solidarités et de protection sociale nationale. Mais le point d’entrée n’est certainement pas un problème de frontière.
Du point de vue sanitaire ou économique, le premier réflexe a été très mauvais. Tout ce que l’on a appris au fil des ans sur l’échange des bonnes pratiques a été totalement ignoré dans le domaine sanitaire; il en reste encore des traces de ces pratiques, avec des vols de masques par ici, des refus d’exportation de matériel médical par là.
Sur le plan économique, certains journalistes ont parlé du club des radins, on a observé des réflexes très violents se mettre en place dans les premiers jours. Heureusement, cela a changé beaucoup plus vite que dans la précédente grande crise qu’ait connue l’Union européenne, celle de 2007-2010.
Il faut évaluer l’impact de ce qui a été décidé pour vérifier ce que cela veut dire pour la suite.
L’activation de la clause dérogatoire générale du Pacte de stabilité est temporaire. Toute la négociation sur le retour dans le cadre du semestre européen et des outils complexes en place, au titre de la gouvernance économique, de l’évaluation des déficits et de la dette reprendra ses lettres de noblesse à la fin de la crise. Cela pèse déjà dans les négociations en cours aujourd’hui.
Sur l’action de la BCE, une fois de plus, elle aura été en première ligne, comme en 2007. Mais cette fois-ci, elle n’a pas été la seule, puisqu’aux États-Unis, la FED a ouvert ses accords de swaps, initiative importante. Cet ensemble explique que pour l’instant, les marchés financiers, avec toutes les difficultés qui existent par ailleurs, ne soient pas la source première d’inquiétude.
Sans revenir sur l’ensemble des mesures prises par la Commission, il faut regarder de près l’état de la négociation entre les États membres sachant qu’une fois que la BCE a pris ces initiatives, il y a une répartition des tâches qui doit se mettre en place entre le pilier monétaire et le pilier budgétaire de l’Union économique et monétaire. Or malheureusement on retrouve ici des travers que l’on a déjà connus.
On est devant un carré de mesures. La Banque européenne d’investissement (BEI) pour soutenir l’économie ; le Mécanisme européen de stabilité (MES), en principe, pour soutenir les dépenses de santé ; SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) pour soutenir les travailleurs. Le dernier pilier, celui qui est toujours ouvert, est celui de soutien aux plans de relance. Tout cela est bien même s’il a fallu plusieurs réunions du Conseil européen, de l’Eurogroupe pour y arriver… mais fondamentalement, cela n’est pas à la hauteur du défi qui est devant nous et cela n’est pas totalement efficace. Ce sont tous des mécanismes de prêts qui vont aggraver la dette des États membres.
La BEI soutiendra les PME notamment à travers les banques nationales de développement, c’est un mécanisme qui s’est mis en place avec le programme Invest-EU et avant cela avec le plan Juncker. Le mécanisme SURE puise ces racines dans l’idée d’une indemnité chômage européenne mais n’a pas grand chose à voir sur le fond. C’était pourtant une mesure impensable il y a quelques semaines. C’est un mécanisme de prêts, ce n’est donc pas une solidarité européenne au sens strict ; c’est un mécanisme exceptionnel qui ne préfigure en rien la suite du débat sur une indemnité chômage européenne, les conclusions de l’Eurogroupe du 9 avril le précisent explicitement.
Le plus grave, c’est sur le MES. Créé en 2012 parce que certains États n’arrivaient plus à se financer sur les marchés, ce mécanisme est assorti d’une conditionnalité très forte avec des Memorandums of understanding qui permettent à une troïka de vérifier comment le pays bénéficiaire gère le soutien accordé. Il y a eu ensuite un débat pour transformer le MES en un Fonds Monétaire européen qui fort heureusement a pour l’instant fait long feu. Mais ceux qui en 2010 voulaient absolument faire intervenir le FMI sont les mêmes qui aujourd’hui ont tout fait pour introduire le MES dans le dispositif. Ce qui est prévu dans l’accord du 9 avril ne sera pas ou peu utilisé ; il y a une enveloppe affichée qui semble importante avec 2% du PIB soit un montant de 240 milliards d’euros. Cela signifie 70 milliards pour l’Allemagne qui ne va pas utiliser cette somme. Pour la France, compte tenu de son taux d’emprunt sur les marchés pour financer sa dette, qui reste très favorable, aura t-elle intérêt à utiliser cette facilité qui la mettrait sous pilotage du MES même sans conditionnalité ? Cela n’est pas certain. Pour les Italiens, la situation est à peu près la même. Si l’on résume, alors que la BCE en intervenant très vite et massivement, soulageant l’Espagne et l’Italie à court terme, a pris de court le « club des radins », l’accord conclu le 9 avril permet de réintroduire le MES auquel, l’Espagne ou l’Italie, en l’absence de Corona bonds ou de Fonds de soutien, pourraient devoir avoir recours.
Trois observations sur ces conclusions du 9 avril.
C’est donc un retour du MES, intergouvernemental, dans le jeu sans que cela soit économiquement très utile en tout cas immédiatement.
Deuxièmement, on peut imaginer que le Ministre des finances français n’a pas poussé la discussion jusqu’au bout pour se protéger lors de la négociation avec l’Allemagne lorsque l’on sortira de la période de crise sur l’évaluation de son propre déficit.
Troisième point, que je ne comprends pas, c’est le silence absolu des uns et des autres sur le caractère indécent des Néerlandais, ils sont ceux qui depuis des années refusent toutes bases pour une reconstruction des finances publiques en bloquant la réforme de l’impôt sur les sociétés et l’établissement d’une base consolidée commune qui permettrait notamment de taxer, dans de meilleures conditions, les plateformes numériques hébergées chez eux.
Sur le sanitaire, un petit mot complémentaire puisque j’ai dit au début que cela n’avait pas marché. Là aussi, les choses se mettent en place, il y a eu des échanges de malades, Ursula von der Leyen, après une période d’hésitation, a lancé des initiatives pour rétablir le marché intérieur européen de matériel sanitaire et essaye maintenant de coordonner la sortie du confinement, ce qui est tout à fait essentiel si l’on veut préserver le marché intérieur.
Maintenant, la question c’est pour demain.
1) La question du dé confinement fait de plus en plus polémique, elle a un impact en terme de santé mais aussi économique. L’impact économique est d’autant plus important à prendre en compte que le choc frappe, comme toute crise, d’abord les plus fragiles. Un dé confinement rapide suppose des dépistages massifs et l’isolement des malades qui n’ont pas besoin d’être hospitalisés ; beaucoup d’analyses sortent ces jours-ci là-dessus, il y a notamment une étude utile de l’INSERM.
2) Il faut évaluer l’impact de cette crise sur les inégalités. C’est vrai de toutes les crises, mais quand on a une baisse de 8% du PIB, c’est essentiel.
3) Nous avons appris des choses de la crise de 2008 et en particulier sur la question de la gestion du chômage. Après 2008, l’Allemagne avait pu faire repartir très vite son économie car elle avait mis en place le kurzarbeit, qui cette fois-ci a été mis en place de manière très rapide en France avec les mesures de soutien au chômage partiel accompagnées de mesures de report de taxes et de garanties de prêts.
4) Le débat sur la répartition des tâches entre la BCE et les États membres reste ouvert puisque ces derniers n’ont pas rempli leur part. Le grand rendez-vous, c’est le Conseil européen du 23 avril prochain, puisque la conclusion de l’Eurogroupe du 9 avril demande des instructions sur le développement éventuel d’un Fonds de relance ou « d’instruments financiers innovants », terme pudique pour désigner les corona bonds.
5) Le risque très grand que cette crise fait porter sur l’Union européenne et en particulier sur la zone euro. Sur la dette, il faut faire attention de ne pas reproduire les erreurs que l’on a commises à propos de la dette grecque avec des querelles sur son évaluation, sur le moment de traiter le sujet et sur le respect des engagements pris. Ici, on est face à une dette, les Italiens, Espagnols ou Portugais, l’ont beaucoup dit, one-off, c’est une dette lié à une dépense exceptionnelle qui doit être traitée en tant que telle avec un esprit de solidarité européenne.
6) Sur la nature de la crise, il s’agit d’un choc systémique et pourtant nous ne sommes pas devant la même crise dans tous les États membres et les conséquences ne sont pas les mêmes dans tous les États membres. On voit bien que des pays du Sud, dont les systèmes de santé ont été fragilisés par des politiques d’austérité menées sous le pilotage des troïkas, ont du mal à amortir cette crise. Notre pays devra se poser des questions sur l’efficacité de sa dépense publique. Comme après 2008 nous avons appris de l’Allemagne à propos du chômage partiel, le fait que ce pays semble s’en sortir beaucoup mieux, nous dit quelque chose des leçons à tirer de cette crise sur la gestion de notre système sanitaire. Derrière tout cela, il y a un risque d’une aggravation de la fragmentation, non pas entre pays membres de la zone euro et non zone euro, parce que là il y a un mécanisme de soutien aux balances de paiement qui fonctionne bien si c’est nécessaire, mais entre le nord et le sud au sein de la zone dans un débat récurent qui plombe la gouvernance économique et son efficacité.
7) Sur le moyen et le long terme, les conditions de la reprise peuvent être source d’inquiétudes. Aucune des mesures prises jusqu’ici, par quelque institution que ce soit, n’a été conditionnée, a minima au Green new deal. Or, il existe une articulation entre les conditions sanitaires, le respect de la biodiversité et l’état de la transition écologique. Face à l’ampleur des défis qui se posent en terme de santé, d’emploi, d’entreprises, il y a un risque, et on l’a vu dans les propos du Président du MEDEF, d’une course à la reprise dans n’importe quelle condition. On a besoin d’une hiérarchie globale pour articuler les conditions de la reprise et que l’on ne rate pas la sortie de crise. Ceci signifie que le bien commun autour du Green deal doit rester le fil conducteur en y intégrant bien évidemment la question du capital humain, en clair de la santé et de l’éducation. Comment l’organiser ? On va voir ce qui se passe au prochain Conseil européen. Le Président Emmanuel Macron porte une très lourde responsabilité pour faire émerger une vraie solidarité, sinon ce sera très difficile à reconstruire après. Une solution qui reposerait sur le budget communautaire, le cadre financier pluriannuel (CFP), pour lequel des signaux d’orientation au regard des stratégies pour le futur devront être donnés, ne sera jamais à la hauteur des 2 000 milliards d’euros qui sont en train d’être perdus par l’économie européenne avec une baisse prévisible de 3% du PIB de l’Union. Les États membres auront moins de marge de manœuvre pour financer le budget de l’Union alors que même un pays comme la France qui plaide pour une solidarité européenne, n’était pas avant même la crise favorable à augmenter le plafond des ressources du budget de l’Union. Cette voie doit donc être citée mais ce n’est pas autour d’elle que l’essentiel sera garanti.
Pour bien définir ces priorités, la société civile a toute sa place pour dire les choses haut et fort. Avant la crise, il y avait cette idée d’une conférence sur l’avenir de l’Union. Est-ce que cela permettrait de bien articuler le débat ? Est-ce que du coup, cela veut dire qu’il faudrait un peu repousser le calendrier du CFP ? Il me semble que c’est une hypothèse qu’il ne faut pas exclure a priori. En tout cas, si cette conférence se tient, elle devrait porter sur l’enjeu des biens communs avec une forte association des citoyens. Le langage guerrier n’est sans doute pas adapté puisque dans une guerre, il s’agit de tuer des gens pour sauver une cause, tandis qu’aujourd’hui il s’agit de tuer la cause pour sauver les gens. Mais si on évoque la situation au lendemain de la seconde guerre mondiale, la bonne référence, c’ est celle qui fait qu’après la guerre, il y a eu une conscience pour mettre en place le Welfare state et la CECA. A un moment de l’histoire européenne où il y a beaucoup de doutes, les Britanniques sont partis, la Hongrie et la Pologne ne sont plus vraiment des démocraties, c’est un sursaut de cette nature dont on a besoin.