Par Emmanuel Rivière, Politologue et consultant en stratégies d’opinion, vice-président de la Maison de l’Europe de Paris
La démocratie serait menacée de toutes parts, et particulièrement en Europe, à la fois dans les urnes par la progression des populismes et dans les têtes par les interrogations sur le fonctionnement de la démocratie comme meilleur régime possible.
S’il ne faut pas négliger ces nuages qui s’amoncellent, il n’est pas interdit non plus de considérer ce qui tient encore solidement. Parmi ces piliers de la démocratie, l’attachement à l’État de droit reste massif.
C’est ce que révèle un Eurobaromètre réalisé à la demande de la DG Justice et Consommateurs au printemps 2024. Il y apparaît que 89 % des Européens interrogés considèrent important que « tous les États membres de l’UE respectent les valeurs de l’UE, notamment les droits fondamentaux, l’état de droit et la démocratie ». Pour la moitié d’entre eux (47 %), c’est même essentiel. Et 86 % des sondés estiment au même titre important que « les médias et les organisations de la société civile d’autres États membres de l’UE puissent agir librement et sans pression, y compris lorsqu’ils critiquent le gouvernement ».
En observant les évolutions des réponses à ces questions déjà posées, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’intensité de l’attachement à l’état de droit semble s’effriter : la part de ceux qui estiment que c’est essentiel est passée de 53 % en 2019 à 47 % en 2024. Cependant les feuilles qui
tombent des arbres ne doivent pas cacher la forêt de l’essentiel. Il y a un socle commun et consensuel autour de l’attachement aux valeurs de l’état de droit et de démocratie. Il n’est pas un pays européen où la part des habitants qui jugent leur respect important soit inférieure à 75 %.
Ce qui est beaucoup moins consensuel, c’est l’état de cet état de droit dans les différents pays. Pour revenir à la question des médias, la situation est jugée satisfaisante par les deux tiers des Européens (69 %) quant à la diversité des médias et à la possibilité d’avoir accès à différentes sources d’information et d’expression des opinions. Notons toutefois que cette satisfaction diffère grandement dans son ampleur entre les pays du nord de l’Europe (Suède, Pays-Bas, Finlande, Danemark) où cette satisfaction dépasse 80 %, et certains pays du quart sud-est (Grèce, Bulgarie, Slovénie, Italie, Hongrie) où elle dépasse difficilement 60 % (53 % en Grèce, pays le plus en retrait).
“L’attachement à l’État de droit coexiste donc avec des doutes sur son application à l’univers de la presse, doutes qui culminent lorsque les Européens interrogés sont invités à s’exprimer sur les comportements des politiciens et des responsables publics…”
Les jugements sont plus sévères concernant le respect de l’indépendance des journalistes et des médias. La moitié (53 %) des Européens interrogés estiment que les médias et les journalistes ne peuvent pas « critiquer le gouvernement, les responsables politiques ou les grands intérêts économiques sans risque d’intimidation, de menaces ou d’autres formes de pression ». Là encore les pays du sud-est de l’Europe, auxquels s’ajoutent l’Espagne et Malte, sont ceux où les opinions critiques sont les plus nombreuses. Sur cette question, plus d’un tiers (36 %) des Européens estiment que la
situation s’est détériorée au cours des cinq dernières années, quand 16 % seulement jugent qu’elle s’est améliorée. Notons que la Pologne, qui a connu une alternance politique importante l’an dernier, fait partie des pays où le sentiment d’amélioration est le plus fort (27 %) concernant les pressions que
subiraient les journalistes. À l’inverse, on trouve, parmi les pays qui se distinguent par un fort sentiment de dégradation de la liberté de critiquer des journalistes, l’Allemagne (43 % jugent que cela a empiré) et les Pays-Bas (49 %), deux pays chahutés ces derniers mois par la dynamique de mouvements
contestataires et de droite radicale.
L’attachement à l’état de droit coexiste donc avec des doutes sur son application à l’univers de la presse, doutes qui culminent lorsque les Européens interrogés sont invités à s’exprimer sur les comportements des politiciens et des responsables publics : plus des trois quarts (76 %) des sondés estiment qu’ils « ne sont souvent pas assez transparents quant à leurs contacts avec les lobbyistes,
leurs emplois secondaires, leurs revenus et leur patrimoine » et 71 % que, dans de nombreux cas, « les fonctionnaires et les responsables politiques qui élaborent et appliquent les lois sont en situation de conflit d’intérêts et ne respectent pas les normes éthiques ».
Et seule la moitié des Européens (49 %) considèrent que « les mêmes lois et règles s’appliquent de manière égale à toutes les personnes, y compris les autorités publiques, indépendamment de leur situation personnelle, de leur statut social, de leur richesse, de leurs liens politiques ou de leur origine ».
En France et en Espagne, il n’y a qu’un tiers des sondés qui croient à l’égale application des règles. L’analyse des réponses à cette question en fonction de la situation des répondants fait apparaître que les doutes sur l’équité du système culminent chez ceux qui disent appartenir à la classe ouvrière (55 % pensent que les mêmes règles ne s’appliquent pas à tous, 18 points d’écart avec les réponses de ceux qui se situent dans la classe moyenne supérieure) et chez ceux qui ont régulièrement des difficultés à payer leurs factures (57 %). De même, les personnes qui s’identifient à la classe ouvrière, ou ont du mal à boucler leurs fins de mois, sont les moins satisfaites de la diversité des médias et de la pluralité des opinions.
Les menaces sur la démocratie se lisent parfois dans les comportements des citoyens, qu’il s’agisse de comportements électoraux, de rapport à l’information, ou de tentation de recourir à une personnalité autoritaire. Cependant si l’on écoute ces même s citoyens, ils nous rappellent que c’est
par la tête que la démocratie se gâte : par le manque de transparence et le sentiment d’impunité des puissants, parfois aggravés par un système médiatique qui semble davantage appartenir au même monde que la classe dirigeante, en oubliant son rôle de Médiateur. Et si l’on prête attention à ce que
disent les plus fragiles de nos concitoyens, on comprend que la démocratie ne peut pas être qu’un principe, mais aussi une pratique, qui garantisse de vivre dans une société juste.
Les principales menaces contre la démocratie ne sont-elles pas dans les manquements de ceux qui y exercent le pouvoir, politique ou médiatique, plutôt que dans les faiblesses des citoyens ? Certes, nous devons nous inquiéter des effets de la désinformation, mais nous devons sur tout être très attentifs à l’exemplarité des dirigeants et intransigeants à l’égard de leurs manquements, qui sont aussi de puissants carburants du complotisme.
Ne sombrons pas non plus dans l’autoflagellation ou le défaitisme. L’Europe reste un espace caractérisé par son attachement à la démocratie, et l’UE y contribue. 72 % des interviewés de l’enquête de la DG Justice et Consommateurs estiment que l’Union européenne joue un rôle important dans le maintien de l’État de droit dans leur pays.