Crise de l’euro : l’Europe se débat dans ses anomalies

Jean-Louis BOURLANGES

Ancien député européen

Grand Européen centriste, député au Parlement européen pendant 18 ans (1989-2007), foisonnant d’idées présentées avec un art oratoire consommé, Jean-Louis Bourlanges nous livre ses réflexions sur la crise de l’euro. L’Europe ne pourra pas échapper à un grand débat institutionnel.

Round table: Jean-Claude Juncker, Alexis Tsipras, Greek Prime Minister, Donald Tusk, Uwe Corsepius, Secretary-General of the Council of the EU, Mario Draghi, François Hollande, President of the French Republic, Angela Merkel, German Federal Chancellor, and Jeroen Dijsselbloem (in a clockwise direction)
© CE

Carole Ulmer : La crise grecque exacerbe dangereusement les divergences culturelles entre le Nord et le Sud de l’Europe. Doit-on craindre qu’elles ne fassent exploser la zone euro ?
Jean-Louis Bourlanges : Ces divergences ne sont pas récentes. Le dissensus économique en Europe apparaît au milieu des années 1990. Le fonctionnement de l’Union économique et monétaire en a été fondamentalement perturbé. Auparavant, l’Europe partageait une vision keynésienne de l’économie, le soutien à la demande intérieure étant supposé tirer la croissance. Avec l’effondrement du « socialisme réel », après la chute du communisme, et l’accélération de la mondialisation, une frontière se dresse entre l’Europe du Nord et celle du Sud, mais aussi sur l’échiquier politique entre d’un côté les keynésiens qui raisonnent en termes de cycle économique, et
de l’autre les néo-ricardiens qui cherchent à placer la vieille Europe dans la nouvelle division internationale du travail et mettent l’accent sur la qualité de la production, la compétitivité-coût et la formation. Or l’Europe ne sait pas gérer ce dissensus. Pendant quinze ans, elle a fait comme si le problème n’existait pas.
Néanmoins, selon moi, depuis dix ans, on a progressé sur la voie du rapprochement. L’Union européenne a dépassé la seule question des déficits budgétaires à court terme, en particulier sous l’effet de la baisse des taux d’intérêt. L’Allemagne pour qui la rigueur budgétaire est depuis toujours l’alpha et l’oméga évolue prudemment.
Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG-2013), en introduisant la notion de déficit structurel, fait enfin sa place au cycle, c’est-à-dire aux mouvements conjoncturels dans la définition des objectifs de politique économique. On sort peu à peu de l’absurde rigidité des critères du Pacte de Stabilité, et de la sacralisation du déficit à 3 % du PIB, chiffre qui s’était révélé exagérément laxiste en période d’expansion et non moins exagérément restrictif en période de stagnation. Reconnaissons que cette obsession budgétaire allemande, assurément légitime au regard des situations grecque ou française, s’est imposée trop systématiquement au cours des dernières années et a contribué, à partir de 2010, à casser le redémarrage de la croissance.
C.U. : Quelle est votre analyse des dysfonctionnements de l’Union économique et monétaire ?
 J.-L. B. : Les défauts majeurs du système remontent au Traité de Maastricht. Celui-ci était un point de départ, mais l’arrivée massive de gouvernements eurosceptiques dans les années 1990 nous a empêchés d’aller plus loin.
D’abord le Traité ignore et même refuse le principe de solidarité. L’idée que les États de la même zone monétaire ne soient pas solidaires entre eux n’a pas de sens. Maastricht exclut l’assistance entre États et interdit à la Banque centrale européenne de racheter directement de la dette souveraine. Ensuite, il y a un déficit de contrôle et d’ingérence : les pays sont vaguement surveillés, jamais punis. Avec la crise, ce double tabou de l’ingérence et de la solidarité a été remis en cause. L’Union est entrée dans les affaires grecques et la Banque centrale européenne, Trichet d’abord, puis sur une grande échelle Draghi, rachète massivement de la dette souveraine sur le marché secondaire. Et les Allemands s’y sont résignés.
Ce qui manque c’est une politique économique globale, et pas simplement budgétaire, qui soit vraiment commune. Le TSCG évoque une exigence de coordination et non d’harmonisation. C’est insuffisant.
Seule cette politique globale permettrait d’échapper à l’uniformité des critères et de diversifier les approches en fonction des situations économiques des États membres. De plus l’eurozone ne dispose pas d’institutions démocratiques spécifiques. La Commission n’a donc pas la légitimité nécessaire pour s’imposer aux États. Vis-à-visde la France par exemple, elle ne sait que dire, sinon que « c’est bien la dernière fois ».
C.U. : Quelles institutions faudrait-il donc mettre en place ?
J.-L. B. : Si le Royaume-Uni sort de l’Union européenne – j’y suis défavorable car ce serait un très mauvais signe -, il n’y a pas de raison de créer d’institutions particulières à la zone euro car celle-ci se confondra progressivement avec l’Union européenne. Si le Royaume- Uni reste dans l’Union, il faudra articuler le système européen autour de deux pôles : une Europe large, dont le symbole sera Londres, voué à l’échange ; une zone euro plus solidement intégrée, dont le couple franco-allemand, désormais inégal, sera le moteur.
À la tête de l’Ecofin et de l’Eurogroupe il faudrait instituer une sorte de ministre de l’économie commun, un super-commissaire (vice- président), nommé intuitu personae par le Conseil européen, qui orienterait la politique économique européenne, l’équivalent de Federica Mogherini pour la politique extérieure et la sécurité. En face, il y aurait une assemblée parlementaire, comprenant les membres des commissions budgétaires des parlements nationaux et du Parlement européen. Pour asseoir sa légitimité, elle devrait s’affirmer très progressivement et ne disposer dans un premier temps que d’un pouvoir consultatif. La mise en commun et l’appropriation d’un débat politique européen par les parlementaires nationaux changeraient beaucoup de choses.
Le problème c’est que cette innovation se heurtera à l’opposition des souverainistes, des exécutifs nationaux et des institutions européennes, tous jaloux de leur pouvoir. Il y a là cependant un incontournable.
C.U. : Ces institutions auraient-elles un programme politique précis ?
J.-L. B. : Le contenu de cette politique dépendra des défis à relever. Ce serait le rôle de ce nouveau ministre de l’économie que de les poser. À titre d’exemple, il serait urgent de traiter la question de l’excédent commercial allemand, c’est-à-dire d’un excédent d’épargne qui freine la croissance européenne.
C.U. : Le plan Juncker apporte-t-il une solution à ce problème ?
J.-L. B. : Je ne crois pas. Le plan Juncker est une construction politique largement fictive qui joue sur un taux de levier irréaliste de quinze pour un. Un si maigre apport public n’est pas de nature à dégeler l’initiative privée.
Il faut réorienter l’excédent d’épargne allemande vers les États du Sud et bâtir des politiques d’investissement adaptées. Il faut également diminuer progressivement le poids de la dette. Divers projets de mutualisation ont été imaginés. Les Allemands y sont hostiles au nom de « l’aléa moral », c’est-à-dire de la récompense accordée au « passager clandestin ». On peut toutefois concevoir des modes d’allégement de la dette qui prennent en compte cet aléa moral, par exemple en mutualisant les dettes à hauteur des 60 % du PIB considérés comme légitimes.
C.U. : Pensez-vous qu’un « friendly exit » de la Grèce soit possible ?
 J.-L. B. : Une chose est certaine : les Grecs ne se réformeront pas. Ils n’ont jamais été capables de mener une politique raisonnable depuis la fondation de leur État. Et ce n’est pas la majorité actuelle qui va changer les choses. La Grèce fait partie des problèmes insolubles avec lesquels il faut vivre. Même si techniquement un Grexit est possible, il ne faut pas en sous-estimer les conséquences politiques. D’une part, l’effet produit aura un retentissement profond qui ne pourrait être combattu que par un surcroît d’intégration entre les autres membres de la zone. Y sont-ils prêts ? Il y a d’autre part un enjeu géopolitique non négligeable.
Après la Deuxième Guerre mondiale, on s’est efforcé de maintenir la Grèce à l’Ouest. A-t-on aujourd’hui intérêt à la laisser dériver ? Enfin la Grèce représente un enjeu de démocratie. Elle a connu deux dictatures et la guerre civile. Dans la tourmente du Grexit, le pays risquerait d’être rapidement entraîné dans une spirale de type argentin, ce qui l’exposerait à de très fortes tentations autoritaires.
C.U. : La reprise économique devrait encourager les réformes. Ne risque-t-elle pas d’être anesthésiante ?
J.-L. B. : En France, tout est anesthésiant : la droite parce que le succès des réformes dépend des électeurs de la gauche. La gauche parce que ses électeurs sont attachés au statu quo, la crise « parce qu’on ne fait pas d’économies en temps de crise », la reprise parce que ça marche très bien sans les réformes. Le problème, c’est que nous sommes seuls dans cette posture car partout en Europe il y a un consensus réformateur. C’est étrange. J’ose espérer que les Français vont sortir de cet immobilisme mais cela ne se fera pas avant 2017 et malheureusement je ne suis pas sûr que cela se fasse après.
C.U. : La reprise reste bien fragile
J.-L. B. : Nous nous réjouissons à bon compte du nouvel alignement des étoiles. Je me méfie de l’astrologie et je crains qu’une baisse très brutale de l’euro accompagnée de fluctuations erratiques du prix des hydrocarbures et de taux d’intérêt surréalistes ne nous réserve à moyen terme quelques mauvaises surprises. Pas de quoi en tout cas justifier l’immobilité française.
Au-delà du cas français, nous avons un problème économique général : nous sommes probablement entrés dans une phase de croissance très molle et faiblement créatrice d’emplois. Comment nos sociétés vivront-elles ce virage ? Ce devrait être la principale question du débat économique et social.

Propos recueillis par Carole Ulmer

Html code here! Replace this with any non empty text and that's it.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici