Organisée en partenariat avec Orange, la table ronde « Navigating Transformation : From Telecoms to Tech Comms ? » s’est tenue le 4 septembre 2025 au Parlement européen. Dans un contexte de mutation rapide du secteur numérique, elle a réuni plusieurs acteurs européens clés dans ce domaine : Michał Kobosko, député européen (Renew Europe), Thibaut Kleiner, directeur « Future Networks » à la DG CONNECT (Commission européenne), Bruno Zerbib, CTIO du Groupe Orange, et Olivier Arous, CEO de la startup française OGO Security.
Ensemble, ils ont débattu des défis et opportunités liés à la transformation des télécoms européens en entreprises technologiques intégrées, autour de trois axes majeurs : innovation, souveraineté technologique et compétitivité.
Une transition stratégique pour les télécoms européens
Michał Kobosko a ouvert la table ronde en soulignant l’importance stratégique de la révision du Digital Markets Act (DMA) et de l’élaboration du Digital Networks Act (DNA), présentés comme des leviers majeurs pour moderniser les infrastructures numériques en Europe et soutenir l’innovation, notamment via l’intelligence artificielle. La révision du DMA pourrait conduire à adapter le cadre du texte aux nouveaux défis numériques. Le DNA, en cours de préparation, et pour lequel M Draghi a fait une liste de Recommandations devrait viser à moderniser, simplifier et harmoniser le cadre réglementaire existant des télécommunications. Le Parlement européen entend jouer un rôle moteur dans ces transformations, alors que l’Europe reste confrontée à un retard d’investissement numérique estimé à plusieurs centaines de milliards d’euros.
Du côté de la Commission européenne, Thibaut Kleiner a souligné la faiblesse actuelle des investissements en R&D dans le secteur : 0,02 % du chiffre d’affaires en moyenne, une situation jugée préoccupante. La Commission entend créer les conditions pour accélérer l’innovation via un ensemble de textes à venir, dont l’AI and Cloud Development Act, prévu pour début 2026, ainsi qu’un Cybersecurity Act attendu d’ici la fin de l’année. Elle analyse actuellement les retours de la consultation publique sur l’AI & Cloud Act, clôturée en juillet 2025, qui s’inscrit dans une approche alignée avec les enjeux énergétiques, notamment la consommation croissante des data centers.
Le virage vers l’IA, le cloud et les plateformes
Bruno Zerbib a exposé la stratégie du groupe Orange, qui vise à évoluer vers un modèle d’entreprise qui se transforme en plateforme, plus agile reposant sur le cloud et l’IA. Il a insisté sur la nécessité d’intégrer massivement l’IA dans les réseaux télécoms, afin de créer un « réseau intelligent de demain » capable de répondre à l’explosion des besoins de traitement localisé des données. Pour cela, Orange investit dans la recherche (700 chercheurs), développe un écosystème avec des acteurs européens, et mise sur la standardisation et la coopération entre acteurs, un changement de culture qu’il juge indispensable.
Le CTIO du groupe Orange a également exprimé une vive inquiétude quant aux conséquences d’un éventuel décrochage technologique de l’Europe dans le domaine de l’intelligence artificielle, qu’il n’a pas hésité à qualifier de véritable « question de survie économique » pour le continent. Il a mis en garde contre une dépendance stratégique croissante vis-à-vis des acteurs extra-européens, notamment américains, déjà dominants dans les secteurs critiques tels que les infrastructures de cloud.
Ce déséquilibre, selon lui, menace non seulement la compétitivité industrielle européenne, mais aussi sa souveraineté numérique.
Dans ce contexte, il a salué les initiatives récentes de l’Union européenne en faveur des gigafactories d’IA, perçues comme des mesures encourageantes, tout en appelant à la mise en œuvre d’une véritable stratégie industrielle de long terme, articulée autour de la consolidation du marché européen des télécommunications et d’une politique d’investissement à grande échelle. Il a insisté sur la nécessité de structurer un écosystème européen capable de rivaliser avec les géants américains et chinois, en renforçant les capacités d’innovation locales, la mutualisation des ressources et la coopération entre acteurs publics et privés.
Au-delà des enjeux économiques, il a souligné la dimension profondément politique de cette transformation, évoquant la notion de souveraineté numérique. À ses yeux, la possibilité de choisir de conserver et de traiter les données sur le sol européen, dans le respect des normes de souveraineté, sécurité et de protection des données et de nos valeurs européennes, constitue une condition essentielle pour préserver les libertés numériques, la sécurité des infrastructures critiques et, in fine, l’autonomie stratégique de l’Europe dans le cyberespace.
La souveraineté technologique : une priorité partagée
Sur le sujet de la souveraineté technologique, Olivier Arous, à la tête de la startup OGO Security, a illustré la dynamique d’innovation européenne dans la cybersécurité fondée sur l’IA. Il a néanmoins rappelé la difficulté de concurrence avec les solutions américaines, appelant à un soutien accru des grandes entreprises comme Orange aux startups européennes. Il a d’ailleurs souligné l’ampleur du paradoxe : « les Américains achètent des solutions américaines, et les Européens achètent des solutions américaines ».
Du côté de la Commission européenne, un intérêt manifeste a été exprimé en faveur du renforcement des capacités d’innovation des entreprises et startups européennes, en particulier dans le secteur numérique. À ce titre, la préparation d’une législation dite « Omnibus digital », visant à simplifier l’environnement réglementaire et à réduire les charges administratives pour les acteurs du numérique, pourrait constituer une réponse à l’urgence de rendre l’Europe plus attractive pour l’investissement technologique. Cette initiative s’accompagne d’une volonté d’action plus affirmée en matière de commande publique, perçue comme un levier stratégique pour stimuler la demande intérieure en technologies européennes et garantir un débouché local aux innovations développées sur le continent.
Dans cette dynamique, la Commission met également en avant le rôle central du futur fonds de Compétitivité récemment proposé dans le cadre du budget pluriannuel post-2027. Ce fonds ambitionne de soutenir des projets industriels de grande échelle, d’accélérer le déploiement des infrastructures numériques critiques, et de renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe dans des domaines clés tels que l’intelligence artificielle, le cloud souverain, ou encore la cybersécurité. Il s’agit là d’un instrument financier crucial pour corriger les asymétries de compétitivité entre l’Europe et ses principaux concurrents internationaux, en offrant un soutien ciblé à l’ensemble de la chaîne de valeur numérique, depuis la recherche jusqu’à la commercialisation.
Par ailleurs, l’importance d’un véritable marché unique des télécommunications a été réaffirmée comme condition préalable à l’attractivité du secteur pour les investisseurs. La fragmentation actuelle du paysage réglementaire européen freine l’émergence de champions industriels capables d’opérer à l’échelle continentale. Une réforme en profondeur de ce cadre est jugée nécessaire pour permettre des fusions transfrontalières, encourager les économies d’échelle et accélérer les investissements dans les réseaux de nouvelle génération sécurisés et résilients.
Les conditions d’un nouvel écosystème européen
L’un des constats partagés par les intervenants est la nécessité de bâtir un écosystème industriel et technologique européen, capable d’intégrer l’ensemble de la chaîne de valeur, des infrastructures aux services IA. Selon Bruno Zerbib, cela suppose deux conditions : sécuriser les équipements et garantir la demande, afin d’assurer un retour sur investissement soutenable pour les opérateurs.
Thibaut Kleiner a, à cet égard, rappelé qu’en l’espace de quelques années, la valeur économique dans le secteur numérique a progressivement migré des infrastructures de réseau pur vers les services numériques et l’intelligence artificielle, ce qui exige que l’Europe ne se contente plus d’être spectatrice mais devienne productrice de technologies souveraines et innovantes. Il a rappelé que le Livre blanc sur les télécommunications a formalisé cette convergence entre télécoms, cloud, IA et services, affirmant que, dans un avenir proche, toutes les entreprises seront au moins partiellement des entreprises d’intelligence artificielle.
Un enjeu majeur a également été mis en lumière : plus de 75 % du marché européen du cloud est actuellement contrôlé par les hyperscalers américains comme Amazon Web Services, Microsoft ou Google, alors que les fournisseurs locaux ne captent plus qu’environ 13‐15 % de ce marché, leurs parts ayant considérablement reculé depuis 2017.
Michał Kobosko a conclu en reliant étroitement souveraineté numérique et sécurité comme des piliers indissociables de l’avenir stratégique de l’Europe. Il a appelé à ce que l’Union se dote d’une volonté politique renforcée, un « réveil européen », anticipant les discussions du Web Summit 2025 à Lisbonne (10‐13 novembre), en tant que moment charnière.
Conclusion
La conférence a mis en lumière l’urgence pour l’Union européenne de faire émerger un écosystème européen numérique plus fort avec des champions technologiques capables de rivaliser sur la scène mondiale. Pour cela, il faudra conjuguer vision stratégique, investissements à grande échelle, simplification réglementaire, et coopération renforcée entre acteurs publics et privés. À travers les initiatives européennes à venir, comme le Cloud & AI Development Act, le Digital Network Act et le Competitiveness Fund, se dessine un nouveau cadre d’action pour relancer la compétitivité numérique du continent et construire une souveraineté technologique européenne pérenne.
20251001-CR-Orange-FR