Jean-Pierre Clamadieu, Président du Conseil d’administration d’Engie
Longtemps, le modèle économique et commercial européen s’est construit sur un système d’échanges fluides de matières premières, de produits et de services entre les principales régions du monde. Cette approche n’était pas parfaite, comme l’a montré le cas des panneaux photovoltaïques, produits en Asie, alors que l’ambition climatique de l’UE aurait dû s’accompagner d’une ambition industrielle européenne. L’Europe a su tirer les leçons de cette situation dans quelques domaines et a décidé d’une approche beaucoup plus ambitieuse s’agissant, par exemple, des batteries automobiles où elle a démontré que la dépendance à l’égard de l’Asie n’était pas une fatalité. Ce fut l’émergence, sectorielle mais réelle, d’une prise de conscience. Les crises qui se succèdent accélèrent cette prise de conscience. La Covid-19 a montré la complexité des chaînes de valeur et nos dépendances excessives à telle ou telle puissance régionale. La guerre en Ukraine a remis en question la conviction que notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie était « maîtrisée », tant l’interdépendance UE-Russie semblait rendre improbable la mise en péril de l’approvisionnement énergétique européen. Ces deux crises ont mis au jour les vulnérabilités européennes et ouvert la voie à l’idée d’autonomie stratégique, qui trouve naturellement à s’exprimer dans le secteur de l’énergie. Ce secteur, engagé dans une mutation forte, avec l’objectif de décarbonation de l’économie européenne à 2050 (et une réduction des émissions de GES de 55 % en 2030) doit désormais faire face de manière urgente aux conséquences de la guerre en Ukraine sur sa politique énergétique et climatique. La Commission, dans la communication « RePower EU » de mars 2022, tente d’apporter des réponses à cette situation inédite.
Définir un mix énergétique combinant décarbonation, sécurité d’approvisionnement et « transition juste »
La crise actuelle doit agir comme un accélérateur des ambitions climatiques européennes. Cette autonomie stratégique doit ainsi conduire à une sécurité d’approvisionnement énergétique robuste, et autant que faire se peut, à des prix de l’énergie qui restent supportables, pour les entreprises comme pour les citoyens. Aux horizons 2030-2050, les principaux leviers de décarbonation du système énergétique sont bien connus et globalement partagés :
- L’efficacité et la sobriété énergétique permettent d’enregistrer dans la plupart des scénarii une baisse de la demande de l’ordre de 40 % à 2050. Elle interviendra essentiellement dans deux secteurs : les transports, avec le passage du moteur thermique au moteur électrique, et le bâtiment, avec des rénovations coûteuses mais indispensables.
- L’électrification devrait représenter 40 à 60 % des usages en 2050. Elle sera portée par les énergies renouvelables et, pour ceux qui l’auront choisi, le nucléaire. L’électrification sera massive dans les transports « légers » et le bâtiment, plus limitée dans l’industrie et les transports « lourds ».
- Le complément – qui représentera environ la moitié des usages – sera apporté par des « molécules décarbonées », produites à partir de biomasse ou d’hydrogène, et seront utilisées pour les usages difficilement électrifiables (transport lourd, industrie haute température) et la fourniture de flexibilité (chauffage et électricité de pointe) mais aussi pour faire face à l’intermittence des énergies électriques renouvelables.
- Enfin, le recours aux puits de carbone et autres technologies de capture et de stockage ou de transformation du carbone sera indispensable pour neutraliser les émissions résiduelles.
Le mix énergétique européen de demain s’appuiera sur ces différents leviers. Mais pour chacune des options, il faudra s’assurer :
1) de sa faisabilité technologique,
2) de la maîtrise des coûts,
3) de sa résilience aux aléas (technologiques, climatiques, économiques, politiques) qui impacteront inévitablement la transition énergétique.
Ce mix (renouvelables, nucléaire, molécules décarbonées) devra être diversifié, afin de contenir les risques inhérents à l’atteinte du scénario « net zero », en particulier à de telles échelles de temps. Cette diversification tirera le meilleur des complémentarités entre ces différents vecteurs, les gaz décarbonés apportant la flexibilité indispensable à un système électrique dominé par les renouvelables. Naturellement, une « autonomie stratégique énergétique » appelle à une production énergétique européenne largement domestique. À cet égard, le déploiement des renouvelables électriques, du biométhane et de l’hydrogène, concourt à cette ambition pour autant que l’on reste attentif aux vulnérabilités des chaînes de valeur. Elle doit également nous encourager à penser la décarbonation en même temps que la réindustrialisation européenne pour l’ensemble des activités liées à la transition énergétique : l’essor notable des projets d’usines de batteries en Europe et les ambitions de réindustrialisation du secteur photovoltaïque européen démontrent que cette dynamique se met d’ores et déjà en place.
Pour autant, ne confondons pas autonomie stratégique et une autosuffisance en réalité inatteignable. Restons ouverts sur le monde et convaincus que l’autonomie stratégique énergétique européenne ira nécessairement de pair avec une stratégie lucide de partenariats internationaux et la recherche d’un accès privilégié et diversifié aux ressources qui resteront nécessaires pour atteindre nos objectifs (uranium, hydrogène vert compétitif, etc.).