Piotr Micula
Expert du Programme Politique Étrangère & Questions Internationales de Wise Europa (Pologne)
Le veto que la Pologne et la Hongrie ont opposé cet hiver au plan de relance a révélé les crispations que suscite le mécanisme conditionnant le versement des fonds de l’UE au respect de l’état de droit. Piotr Micula de Wise Europa revient sur la signification d’un tel bras de fer.
Le 16 novembre 2020, le Comité des Représentants permanents (COREPER) réunissait 27 ambassadeurs des pays de l’UE pour approuver le cadre financier pluriannuel (CFP) et le plan de relance NextGenerationEU. Pourtant, deux pays – la Pologne et la Hongrie – ont opposé leur veto à cet accord historique, après que le COPERER a approuvé le principe d’un mécanisme de conditionnalité introduisant un lien entre le respect de l’état de droit (l’une des valeurs fondamentales de l’UE) et le versement des fonds européens. S’en est suivi un blocage du budget menaçant non seulement les performances économiques de la communauté toute entière, mais aussi les objectifs ambitieux de l’Allemagne durant le dernier mois de sa présidence du Conseil européen.
Il est tout sauf surprenant que la conditionnalité ait provoqué un fort rejet de la part de deux pays alimentant depuis des années le débat autour de l’état de droit. Mais à quel moment l’état de droit est-il devenu si crucial au point que la Pologne et la Hongrie aient pu en péril le plan de relance européen ? On ne peut résumer le problème aux défis intrinsèques posés par les « populismes autoritaires » dans chacun de ces pays.
Car l’état de droit fait partie de l’essence de la démocratie libérale – c’est-à-dire le système qu’Orbán a en personne contesté dans son célèbre discours de Tusnádfürdő en 2014. C’est un fait : le Fidesz, après sa prise de pouvoir en 2010, tout comme le PiS après 2015, ont remis en cause l’indépendance du système judiciaire. Mais ces deux pays n’ont pas contesté le budget fin 2020 pour les mêmes raisons. Kaczyński et Orbán n’ont pas les mêmes objectifs de politique intérieure. Leurs divergences touchent à trois domaines principaux : la stabilité de la coalition gouvernementale ; le modèle politico-économique et les racines politiques du Fidesz et du PiS.
« Le veto ou la mort »
Pour commencer, n’oublions pas que, depuis 2010, Orbán dispose d’un avantage dont Kaczyński ne peut que rêver : une confortable (et stable) majorité au Parlement. Le Fidesz contrôle 133 des 199 sièges de l’Assemblée (en comptant ceux du KDNP, un parti satellite), ce qui offre à Orbán la possibilité de passer toutes les lois qu’il désire, y compris des modifications de la Constitution (ce qu’il a fait en 2011). À l’inverse, le chef de file du PiS Kaczyński et son Premier Ministre Morawiecki sont obligés de tenir compte de la position des partis de leur coalition, à commencer par Pologne Solidaire (Solidarna Polska). Ce parti, qui compte suffisamment de députés au Parlement (Sejm) pour bloquer n’importe quelle loi, est sous les ordres du ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, dont les partisans ont diffusé le slogan « le veto ou la mort » durant les discussions sur le budget en novembre et décembre 2020 – un mot d’ordre à succès se référant aux discussions de 2003 liées au projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe ((“Nicea albo śmierć” – “(le Traité de) Nice ou la mort).
Durant leurs conférences de presse, les membres de Pologne Solidaire lient l’état de droit aux droits des minorités. Ils font valoir qu’accepter ce mécanisme constituerait une remise en cause des valeurs traditionnelles, par l’introduction du mariage entre personnes du même sexe ou encore l’adoption par les couples homosexuels. Ils tentent ainsi de faire basculer les querelles sur le véto et le budget de l’UE sur le plan de la guerre culturelle et de la lutte pour l’indépendance de la Pologne.
En second lieu, pour en revenir à la Hongrie d’Orbàn, la question de l’état de droit va bien au-delà d’une volonté de se positionner en défenseur des valeurs traditionnelles par opposition à l’idéologie démocratique libérale. La Hongrie est non seulement l’un des principaux bénéficiaires des fonds européens, mais aussi, selon l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), l’un des pays responsables du plus grand nombre d’irrégularités lors de leur versement. C’est grâce à la croissance économique rapide, alimentée par les bénéfices de l’ouverture au marché unique et les aides communautaires, qu’Orbán a pu mettre sur pied un système clientéliste fondé sur une nouvelle classe d’oligarques – à l’image du milliardaire Lőrinc Mészáros, son ami personnel et (selon les médias) homme de paille, qui déclara un jour devoir sa fortune « à trois facteurs : Dieu, la chance et Viktor Orbán » Ce modèle, que l’on pourrait décrire comme un « capitalisme de connivence », particulièrement manifeste dans le système politico-économique hongrois, et que l’on retrouve dans de nombreuses oligarchies est-européennes, est parfois appelé « état mafieux post-communiste ». En comparaison, le modèle clientéliste introduit par le PiS en Pologne, fondé sur une corruption politique modérée et des postes grassement rémunérés dans les entreprises d’Etat, semble relativement innocent.
Orbàn, une « création allemande » ?
Dernier facteur : le Fidesz et le PiS occupent deux positions fondamentalement différentes au sein du jeu politique communautaire. Alors que le PiS était à l’origine un parti conservateur modéré de centre-droit réclamant « davantage de solidarité » dans les décisions politiques (« Libéralisme vs Pologne Solidaire »), les racines idéologiques du Fidesz et d’Orbán sont plutôt libérales-conservatrices. Cette distinction est toujours visible dans leurs affiliations politiques respectives au niveau européen : le Fidesz est toujours membre du PPE, aux côtés de la CDU/CSU alors que le PiS fait partie du CRE, autrefois dominé par les Conservateurs britanniques, mais fortement marginalisé depuis le Brexit.
La différence de positionnement des deux partis sur l’échiquier européen affecte non seulement leur positionnement dans les négociations, mais aussi leur capacité à nouer des alliances ad hoc. Décrire Orbán comme un « création allemande », comme on le dit parfois, est une exagération manifeste… mais qui recèle une petite part de vérité. Il suffit de mentionner le fait que pendant une décennie Merkel et les dirigeants du PPE ont toléré la dégradation de l’état de droit en Hongrie, jusqu’à ce qu’en 2019, la menace d’exclure le Fidesz du PPE soit brandie. En décembre, il semblerait qu’Orbán ait finalement accepté de lever son veto, tout en laissant la question du mécanisme de conditionnalité sans réponse pendant une période indéfinie, pour que le plan de relance soit accepté durant la présidence allemande. C’est ce qui explique la visite inattendue d’Orbàn à Varsovie, le 9 décembre, moins de deux jours avant le début du Sommet européen, dont le but était de convaincre Kaczyński et ses alliés minoritaires, dont Ziobro, qu’il n’y avait pas d’autres solutions.
Les débats sur l’état de droit et le veto ont néanmoins alimenté la discussion sur un possible « Polexit » ou un « Hungrexit » Selon les sondages, les sociétés civiles hongroises et polonaises restent pourtant farouchement pro-européennes (la Pologne étant même le pays où l’Europe bénéficie de la meilleure image), ce qui rend peu probable une telle sortie. On peut cependant imaginer une situation où le parti majoritaire pro-européen deviendrait otage d’un petit groupe électoral favorable à la sortie de l’UE, ce qui pourrait conduire au même engrenage que celui qu’a connu David Cameron avec le référendum sur le Brexit en 2016. C’est la leçon qu’il faut retenir des tentatives de manipulations de l’opinion non seulement par des groupes extrémistes, mais aussi par des politiciens populistes se nourrissant de la désillusion de l’électorat vis-à-vis du jeu politique en vigueur.
Voilà pourquoi, même s’il ne faut pas surestimer les querelles sur l’état de droit de ces derniers mois, donner du grain à moudre dans le débat public aux Eurosceptiques purs et durs et aux extrémistes d’extrême-droite comporte le risque d’ouvrir la voie à un futur Polexit ou Hungrexit.
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Bojan Bugarič, Central Europe’s descent into autocracy: A constitutional analysis of authoritarian populism, International Journal of Constitutional Law, Volume 17, Issue 2, April 2019, Pages 597–616, https://doi.org/10.1093/icon/moz032
https://euobserver.com/justice/149405
Magyar, Bálint. Post-Communist Mafia State: The Case of Hungary. NED – New edition, 1 ed., Central European University Press, 2016. JSTOR, www.jstor.org/stable/10.7829/j.ctt19z391g. Accessed 8 Jan. 2021.
Libéralisme au sens anglo-saxon et non pas français, j’imagine (politique plus qu’économique)
https://www.pewresearch.org/global/2019/10/14/the-european-union/