Jérôme VIGNON
Président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
L’Union européenne ne doit pas réduire son action aux affaires économiques. L’économie sociale de marché est au cœur des principes de sa fondation. La création de comités d’entreprise européens en est l’illustration. Mais ce contre-pouvoir social doit compter avec nos cultures et nos histoires nationales.
Le Traité sur l’Union européenne de 1992 a fait de l’économie sociale de marché le cadre de référence de l’ensemble des politiques gouvernant le « marché unique ». Mais cette volonté entre inévitablement en tension avec la formation historique des cadres sociaux nationaux. Le parcours d’obstacles qu’a constitué la mise en œuvre du principe de l’information-consultation des travailleurs au sein de l’Union depuis l’origine en est une illustration.
Social démocrate engagé, le Commissaire hollandais à l’Emploi et aux Affaires sociales, Henk Vredeling, fut le premier à mettre sur la table de la Commission dans les années 1970 une directive restée célèbre pour l’impasse dans laquelle elle est demeurée jusqu’en… 1994. L’idée était d’instaurer au niveau de la direction des grands groupes industriels transnationaux une obligation d’information, et si possible de consultation, des représentants syndicaux pour les décisions susceptibles d’avoir un impact transeuropéen. Logique imparable. Puisque l’unité du marché sans frontière incitait à un pilotage européen des activités des grands groupes, ceux-ci devaient intégrer en leur sein un contre-pouvoir social, dans l’esprit du modèle social européen.
La directive « Vredeling » resta longtemps la bête noire du monde patronal incarné en l’occurrence par l’American Chamber of Commerce de Bruxelles et l’Union des confédérations industrielles et patronales européennes (UNICE)(1). La donne change en 1992 dans le nouveau contexte créé par le Traité de Maastricht et son protocole social qui met hors-jeu les Britanniques, farouches opposants à toute forme obligatoire de consultation-information des travailleurs. Pour parvenir à l’accord du Conseil des ministres cependant, la Commission a dû renoncer au caractère contraignant de l’instauration des comités européens. La directive fixe un cadre de négociation en vue de l’instauration d’un comité de groupe européen. Cadre qui doit lui-même être initié par les dirigeants du groupe ou par un nombre suffisant de représentants des salariés(2).
La percée des comités d’entreprise européens et ses limites
Actuellement, on compte environ 1 100 comités de groupes (pour 2 400 groupes potentiellement éligibles) dont les pratiques et les résultats semblent avoir donné un réel élan au dialogue social européen au niveau des entreprises même si leur efficacité dans le cas de restructurations d’entreprise semble encore très restreinte. L’exemple de l’usine de montage automobile installée par Renault à Vilvoorde l’a douloureusement rappelé. On est intrigué de surcroît par la répartition de ces comités selon la nationalité du leader du groupe qui ne semble pas refléter les poids industriels des pays respectifs : ainsi on n’en dénombre que 200 pour l’Allemagne ou 160 pour la France. Peu de comités ont vu le jour dans les pays scandinaves et nordiques(3). Ce paradoxe porte la marque d’un réflexe de protection nationale. Les pays où domine un syndicalisme de négociation n’ont sans doute pas vu d’un bon œil l’ouverture à des cultures syndicales protestataires, moins enclines au compromis social. Si cette hypothèse se vérifiait, elle rejoindrait un constat plus large.
Si le dialogue social européen interprofessionnel peine à se saisir d’importants dossiers pour le socle des droits sociaux européens, c’est à cause d’une méfiance réciproque qui touche les organisations syndicales autant que patronales. Les pays les plus avancés ne souhaitent pas voir leurs acquis fragilisés par des minima en deçà des acquis nationaux et les pays en progression souhaitent avancer à leur propre rythme. Ces considérations réalistes ne diminuent en rien le mérite du dialogue social européen, à l’heure où l’accord des chefs d’État ont ouvert à Göteborg, en novembre dernier, de nouveaux champs pour l’extension du socle européen des droits sociaux. Elles soulignent au contraire ce qu’il faut de sagesse et de détermination de part et d’autre pour avancer. Deux qualités qui devraient régir non seulement les rapports entre États membres mais aussi entre les représentants nationaux de la société civile, tout particulièrement les partenaires sociaux.
1) L’association patronale européenne a été rebaptisée BusinessEurope sous la présidence d’Ernest-Antoine Sellière.
2) Directive 94/45/CE refondue en 2009.
3) Les comités d’entreprise européens en 2015, étude du European Trade Unino Institute (ETUI) par Stan de Spiegelaere et Romuald Jagodzinski.