Réinventer notre partenariat social

Anne MACEY

Déléguée générale de Confrontations Europe

L’Europe ne doit pas renier sa spécificité : n’être ni dans le tout marché, ni dans le tout État. Le dialogue social doit se nourrir de cette richesse, et redéfinir ses règles à l’ère des bouleversements liés à la révolution numérique et à la transition énergétique.

L’entreprise n’est l’apanage ni de l’actionnaire, ni du dirigeant. L’idée de base du dialogue social est qu’en organisant des relations collectives de travail, en mutualisant leurs forces, les travailleurs pourront mieux faire valoir leurs perspectives auprès des employeurs aux différents niveaux : entreprise, branche, interprofession, Europe. Ses acteurs sont a priori mieux au fait des réalités économiques et sociales sur les territoires, et mieux armés pour apporter des solutions plus équilibrées aux entreprises.

C’est lorsque l’Europe se compare à d’autres grandes régions du monde que sa spécificité transparaît, par-delà sa diversité interne. Aux États-Unis, le marché domine et en matière de dialogue social, les employeurs ne recourent pas aux organisations d’employeurs ; en Chine, le syndicat des travailleurs et l’association d’employeurs officiels sont des outils de l’État. Une partie de la spécificité européenne tient dans cette préférence pour le partenariat social : ni tout marché, ni tout État. C’est là un élément-clé de notre économie sociale de marché. Ainsi par exemple la recherche d’une dimension sociale complétant le Marché commun (entretiens de Val Duchesse de 1985(1)…) a débouché sur les premiers accords-cadres européens : congé parental (1996), travail partiel (1997), contrats à durée déterminée (1999) qui ont contribué à la régulation de nouvelles formes d’emploi, à une flexibilité négociée et au développement des droits sociaux des travailleurs. La diversité des systèmes au sein de l’Europe démontre aussi que les pays où le dialogue est le plus structuré sont ceux qui s’en tirent le mieux face aux changements accélérés des économies modernes (Suède, Allemagne…).

Compétitivité et résilience
Ce dialogue est gage de compétitivité et de résilience. En revanche, ceux où le dialogue social était plus faiblement institutionnalisé (Pologne, Grèce…) l’ont vu encore plus se déliter sur la période récente, se traduisant par une divergence entre pays européens.
Or, nos systèmes de dialogue social, comme d’ailleurs nos protections collectives, peinent à répondre aux défis posés par les mutations en cours. La transition énergétique (vers une économie décarbonée) et plus encore la révolution numérique (changement de paradigme provoqué par des progrès techniques simultanés : Big data, objets connectés, 3D…) présentent à la fois de formidables opportunités que tous ne parviennent pas à saisir et des menaces sur la quantité et la qualité de nos emplois avec un impact différencié par secteur et pays : destructions, créations, transformation de tous les emplois, besoins d’investissements massifs dans les compétences et de sécurisation des parcours professionnels dans un monde en évolution rapide.

L’une des difficultés à revoir les systèmes de dialogue social dans le contexte actuel de mutations tient à ce qu’ils se sont forgés en réponse aux problématiques d’un autre âge, correspondant principalement au xxe siècle fordiste et taylorien : une époque aux structures plutôt stables, à la gouvernance descendante et à l’économie prospère, ce qui facilitait le partage de la valeur ajoutée et le progrès social. Or, ces mutations affectent en premier lieu l’entreprise confrontée à des enjeux nouveaux que le cadre général (paritaire ou législatif) n’a souvent pas anticipés. Cette tendance à la décentralisation vers l’entreprise des négociations collectives résulte de la diversité croissante des situations et de l’urgence à agir face à ces mutations. Généralisée en Europe, elle soulève la question d’une coordination appropriée et de l’articulation avec le niveau européen. Il nous faut réarticuler l’économique et le social européen et imaginer une articulation vivante des différents niveaux en décidant du niveau pivot en fonction du problème à traiter.

Aujourd’hui, ces structures peinent à anticiper les bouleversements en cours, qu’il s’agisse de la transition énergétique et plus encore de la mutation numérique. De plus, des pans entiers de la population ne sont pas représentés : les syndicats peinent à organiser les travailleurs des nouveaux secteurs d’activité, les non-salariés, les jeunes, les femmes. Et les partenaires sociaux sont divisés. Tant au sein des employeurs que des représentants de travailleurs, les points de vue demeurent hétérogènes quand ils ne sont pas antagonistes, entre « monde nouveau libéralisé sans garde-fous » et « vieille recette de l’État-providence qui ne protège plus ». Entre le tout marché et le tout État, il nous faut chercher à réinventer le dialogue social en Europe, marqueur culturel européen puissant « challengé » par ces mutations. Dans ce cadre, faire du dialogue social en Europe un moyen privilégié pour transformer les transitions en opportunités est ambitieux. Il appartient aux acteurs sociaux de s’en saisir et à la Commission européenne de jouer son rôle incitatif.

Mutations : nos systèmes peinent à répondre aux défis

Voici une série de pistes proposées par Confrontations Europe qui visent à mieux appréhender les enjeux des mutations, dynamiser les outils existants en progressant dans l’européanisation des politiques, travailler à une structuration des systèmes de dialogue social en phase avec les réalités, expérimenter sur les nouveaux défis (inclusion, participation) :

  • Améliorer la compréhension des enjeux économiques et sociaux des mutations en vue de partager des diagnostics, co-élaborer des stratégies et en faire de véritables projets de société (exemple du concept d’industrie 4.0 en Allemagne, même si les défis sont considérables pour une partie du tissu industriel et des travailleurs).
  • Renforcer les capacités des acteurs en diagnostic, négociation, suivi et évaluation à tous les niveaux (sectoriel, national, européen…).
  • Expérimenter des formes de dialogue incluant des représentants de nouvelles formes d’emploi, de nouveaux types de travailleurs pour adapter ou inventer de nouvelles formes de protection sociale et prévoir un suivi-évaluation au niveau européen.
  • Expérimenter un cadre européen de participation dans ses différentes dimensions (gouvernance, collectifs de travail, financière…) des travailleurs dans l’entreprise.
  • Concevoir le territoire comme niveau-clé, en mobilisant tous les acteurs au-delà de ceux du dialogue social classique, pour élaborer le projet de développement industriel et social et mieux anti¬ciper et accompagner les mobilités inter¬sectorielles.
  • Ramener le dialogue au sein des comités d’entreprises européens en amont, dès qu’une vision de l’entreprise est élaborée pour renforcer la capacité des travailleurs à anticiper le changement et partager des diagnostics.
    Capitaliser sur les travaux des Comités de dialogue sectoriels européens (forums, positions communes, accords…) et établir un lien systématique avec les DG de la Commission (Growth, Connect…) pour bâtir les dimensions industrielles sectorielles et sociales du marché intérieur et renforcer la prospective sur les compétences métiers.
  • Inciter les acteurs du dialogue social tripartite européen et national à se saisir des problèmes de compétitivité et de participation au marché du travail pour viser un diagnostic macroéconomique et un contenu des réformes partagés, et définir une stratégie de compétitivité industrielle européenne intégrant les dimensions sociales et environnementales.
  • Transformer les systèmes de formation initiale et permanente en impliquant les partenaires sociaux pour répondre aux besoins des transitions.
  • Lancer un programme mutualisé de requalification et d’actualisation régulière des compétences.

PROJET EUROPÉEN DE 18 MOIS
Il a été réalisé grâce au soutien de la DG Emploi, Affaires sociales et Inclusion de la Commission européenne ainsi que d’une trentaine de partenaires européens (partenaires sociaux nationaux et européens, sectoriels, entreprises, chercheurs, représentants de comités d’entreprise européens et d’institutions) dans six États membres (Allemagne, France, Grèce, Italie, Pologne, Suède), avec un éclairage sur la Turquie. Les huit séminaires, les deux conférences, les échanges bilatéraux conduits dans le cadre de l’étude, ainsi que les travaux de Confrontations Europe, ont abouti au rapport final sur « Les relations industrielles en Europe face aux défis de l’emploi », publié en juin 2016.

Katarina CIRODDE, Chargée de mission, Confrontations Europe

1) Organisés sous l’impulsion de Jacques Delors, ils visaient à associer les partenaires sociaux à l’achèvement du marché intérieur.

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