Jacques RUPNIK
Directeur de recherche à Sciences Po-Ceri, politologue, historien, spécialiste du monde russe et d’Europe centrale et orientale
Comment expliquer le repli nationaliste et eurosceptique de pays comme la Pologne ou la Hongrie, qui affichaient lors de leur adhésion un si fort soutien à l’Union européenne ? Le politologue Jacques Rupnik tente de décrypter ce courant « illibéral » qui souffle à l’Est de l’Europe mais pas seulement…
Le spectre du populisme hante l’Europe. Toute l’Europe, même si dans les perceptions et la couverture médiatique prévaut la lecture d’un clivage Est-Ouest. Celui-ci est bien réel dans la crispation identitaire des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) et leurs réponses à la crise migratoire. Il serait cependant erroné de limiter la poussée nationaliste et populiste au seul espace post-communiste. Le phénomène est transeuropéen, et à certains égards on peut même parler d’une vague planétaire qui, de l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche à celle de Narendra Modi en Inde, ébranle les démocraties. Jaroslaw Kaczynski et Viktor Orban ont préconisé ensemble au sommet de Krynica, en octobre 2016, une « contre-révolution culturelle en Europe ». Pourtant, lors de leur adhésion, l’UE incarnait, pour Varsovie et Budapest, l’ancrage et l’irréversibilité de la démocratie. Que s’est-il passé ? Les populistes en Europe centrale sont porteurs d’une réaction conservatrice contre ce qu’ils considèrent être de la part de l’Union européenne la promotion d’un libéralisme sociétal et culturel qui vise à la dissolution des valeurs traditionnelles : la famille, la nation, l’Église. Cet euroscepticisme affiché ne doit pas cependant occulter que c’est au sein de l’Union que les populismes prospèrent et que l’on ne peut complètement éluder la question dérangeante de la contribution de celle-ci à la montée des forces qui la contestent.
Si à l’Ouest les populistes sont une force de contestation montante, ils ont pris à l’Est les commandes du gouvernement dans plusieurs pays. Doit-on situer la poussée populiste dans une réflexion d’ensemble sur la clôture à l’Est d’un cycle libéral post-1989(1) ou bien s’agit-il moins d’une rupture que d’un écart, d’une embardée sur une trajectoire de la démocratie post-89 qui fut tout sauf linéaire (2) ?
La Hongrie et la Pologne et leurs leaders respectifs, Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski, sont devenus, au cours des dernières années, partenaires dans le tournant « illibéral » de leur système politique. « Budapest à Varsovie », tel était le programme du PiS lors de son arrivée au pouvoir fin 2015 alors même que les parcours politiques de leurs partis sont assez contrastés : Orban est le fondateur en 1990 d’un parti libéral, le Fidesz, qui, une décennie plus tard, a évolué vers la droite nationaliste-conservatrice et plus récemment vers la construction de ce que le Premier ministre hongrois, qualifie lui-même d’« État illibéral » (3).
Souveraineté du peuple
Le parcours de Kaczynski et de son parti le PiS (Droit et Justice) est différent. Sa marque de fabrique première est la radicalité : il préconise dans les années 1990 une « décommunisation » radicale et reproche aux élites libérales issues de la dissidence d’avoir fait un compromis immoral et dangereux avec les ex-communistes dès 1989.
En Hongrie comme en Pologne, cette conception « illibérale » repose sur l’idée que la souveraineté du peuple exprimée dans les urnes ne doit souffrir aucune entrave. La cible première du PiS et du Fidesz dès leur arrivée au gouvernement a été les contre-pouvoirs institutionnels : en premier lieu, la Cour constitutionnelle et, plus généralement, l’indépendance de la justice avec, dans les deux pays, le passage en force de nominations de juges proches du parti au pouvoir. La seconde cible a été les médias de l’audiovisuel public où une purge massive a été menée. Enfin toute neutralité politique de l’administration a été abandonnée. C’est là une remise en question des fondements de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, assumée politiquement. Kaczynski entend sortir de « l’impossibilisme légal », c’est-à-dire des contraintes qu’imposent les institutions de la démocratie libérale, au nom d’une autre conception de la démocratie qui privilégie la souveraineté du peuple laquelle ne peut s’exercer que dans le cadre d’un État souverain.
L’évolution de la Hongrie et de la Pologne vers un régime politique qui n’est plus une démocratie libérale ne peut pas néanmoins être qualifiée de dictature à la Poutine ou Erdogan. Le terme de « démocrature » parfois utilisé ne fait que renvoyer à cette dualité : un autoritarisme hybride. Pour Grzegorz Ekiert, professeur à Harvard : « Dans les deux pays, un système institutionnel autoritaire a été mis en place, donnant un pouvoir sans restrictions au parti au gouvernement. Bien que ce ne soient pas des dictatures, la transformation en un régime autoritaire s’accroît considérablement à chaque nouvelle législation qui vise de fait à élargir le pouvoir du gouvernement. Il n’y a plus de garanties que les prochaines élections seront libres et équitables »(4).
Quelles réponses de l’UE ?
Face à la dérive antilibérale de la Pologne et de la Hongrie, la Commission européenne a réagi de façon contrastée : timorée et inefficace vis-à-vis de la Hongrie, elle a choisi, en revanche, de faire pression sur la Pologne. Le 27 juillet 2017, la Commission européenne s’est dite « prête à déclencher immédiatement » la procédure de suspension des droits de vote de la Pologne au sein de l’UE en vertu de l’article 7 du Traité de Lisbonne constatant un « risque clair de violation grave » de l’État de droit. En outre, dans le contexte de la négociation sur le budget européen qui a été présenté début mai, il est question d’établir un lien entre l’accès aux fonds de cohésion et le respect de l’État de droit.
Comment expliquer cela ? Le contexte a de fait changé. La « contre-révolution » en Europe qu’appelaient de leurs vœux Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski, après le vote du Brexit, n’a pas eu lieu. Après les élections en Autriche, aux Pays-Bas et en France, la vague populiste et europhobe a été contenue et n’a pas paralysé l’UE. C’est la situation interne en Pologne combinant pression par le bas et division au sein du pouvoir et du PiS (Duda vs Kaczynski) qui ouvre un espace à l’ingérence de l’UE(5) et, à terme, une possibilité de compromis.
Incontestablement, l’effet cumulatif de la dérive « illibérale » en Hongrie puis en Pologne a changé les perceptions à Bruxelles. Suite au différend de l’UE avec les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque), la Commission a durci le ton en juin 2017 face aux États qui refusèrent la répartition par quotas des migrants arrivés dans l’UE(6).
La réponse franco-allemande au Brexit autant que la montée des périls extérieurs (Poutine à l’Est, Islamistes au Sud, Trump à l’Ouest) ont favorisé une repolitisation de l’Europe qui se traduit aussi par une vigilance nouvelle sur les questions de la démocratie et de l’État de droit en son sein. La cohésion interne et les intérêts géopolitiques de l’UE ont partie liée.
1) Jacques Rupnik, Eurozine, décembre 2017 ; Lenka Bustikova and Petra Guasti, “The Illiberal Turn or Swerve in Central Europe”, Politics and Governance, 2017, Volume 5, Issue 4, Pages 166-176.
2) Lenka Bustikova, art.cit.
3) Cf. discours de Viktor Orban, The Budapest Beacon, 26 juillet 2014.
4) Grzegorz Ekiert, “How to deal with Poland and Hungary”, in Social Europe, Occasional Paper n 14 (15 août 2017).
5) « Nous n’accepterons aucun chantage de la part de fonctionnaires de l’UE, et particulièrement un chantage qui n’est pas fondé sur des faits », riposta le porte-parole du gouvernement.
6) Euractiv, Georgi Gotev, 7 juin 2017.