Des banques aux paradis

Vincent BOUVATIER

Professeur à l’Université Paris Est Créteil (Erudite)

Gunther CAPELLE-BLANCARD

Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne (Centre d’Économie de la Sorbonne)

Anne-Laure DELATTE

Directrice adjointe du CEPII et chercheure au CNRS

Depuis la crise financière mondiale de 2008, le rôle des banques dans la mise en place de sociétés écrans, d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent et de contournement de la régulation internationale est de plus en plus évident, bien qu’encore difficile à documenter rigoureusement. Comment lutter contre des pratiques ancrées au cœur de l’Europe ?

L’affaire UBS en 2008, Offshore Leaks en 2013, Lux Leaks en 2014, Swiss Leaks en 2015, Panama Papers et Football Leaks en 2016, Paradise Papers en 2017… Les scandales qui ne cessent d’éclater ont poussé les dirigeants des pays du G20 à faire de la lutte contre les paradis fiscaux une priorité. Ils ont ainsi soutenu l’initiative de l’OCDE, adoptée en 2013, visant à lutter contre le transfert artificiel de profit(1).

De son côté, l’Union européenne a aussi réussi à imposer à ses banques qu’elles rendent publiques leurs activités dans tous les pays, y compris donc les paradis fiscaux. Depuis 2016, les grandes banques doivent ainsi renseigner dans leur rapport annuel, pays par pays(2), les informations suivantes : chiffre d’affaires, profit, nombre d’employés, taxes et subventions. Grâce à cette mesure, l’ONG Oxfam et le réseau Fair Finance ou nous-mêmes(3) avons pu analyser l’activité à l’étranger des grandes banques européennes.

D’après ces données, les grandes banques européennes (les 36 banques considérées comme les plus systémiques dans le jargon de la régulation bancaire) opèrent dans plus d’une vingtaine de paradis fiscaux. Ces pays, ou juridictions, sont de tout petits pays, la plupart très riches. Par ailleurs, et sans surprise, le taux d’imposition sur les sociétés y est bien plus faible et les infrastructures financières plus développées.

Paradis fiscaux à l’intérieur de l’Europe

Il ressort de ces données que les paradis fiscaux représentent, pour les banques européennes, 18 % de leur chiffre d’affaires et 29 % de leur profit à l’étranger, tandis qu’elles y emploient seulement 9 % de leur main-d’œuvre à l’étranger. À moins de supposer que les employés dans les paradis fiscaux soient particulièrement productifs, ces chiffres montrent bien qu’une partie importante de leur activité et leur profit y est artificiellement transférée.

Ces données montrent aussi que les principaux paradis fiscaux pour les banques européennes ne sont ni le Panama, ni les îles Caïmans, ni aucun autre archipel paradisiaque, mais bien des territoires à l’intérieur même de l’Europe : le Luxembourg et les Îles anglo-normandes.

Quelles réformes mettre en place pour lutter contre les paradis fiscaux ? La première mesure à prendre serait d’œuvrer à plus de transparence. Il est en effet regrettable que cette ­exigence ne concerne pas encore les multinationales non-financières qui organisent de fait une résistance active. Ainsi, en France, le 8 décembre 2016, le Conseil constitutionnel a retoqué la directive européenne obligeant les multinationales françaises à publier leurs données financières, jugeant qu’elle portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre…

Le plan BEPS a également ouvert un vaste chantier de transfert automatique de données. Actuellement, les autorités fiscales n’ont pas de visibilité sur les filiales étrangères des multinationales, ce qui rend impossible l’examen des pratiques agressives d’optimisation fiscale.

L’autre mesure qui pourrait aussi se révéler très efficace est celle initiée par la Commission européenne en 2011 et relancée en 2016 : ­l’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Selon ce dispositif, les multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros par an ne rempliraient qu’une seule déclaration fiscale consolidée pour l’ensemble de leurs activités dans l’Union européenne. Les résultats imposables seraient ensuite répartis en fonction de l’activité du groupe dans chaque pays (en proportion des ventes réalisées, du nombre de salariés ou des actifs détenus par pays). L’enjeu est clair et en ligne avec l’objectif de l’OCDE : taxer les bénéfices là où ils sont vraiment réalisés et non là où la fiscalité est la plus favorable. Mais comme à chaque fois que la Commission propose de toucher au régime fiscal des sociétés, certains membres (principalement l’Irlande et le Luxembourg) opposent de fortes résistances.

Depuis la crise financière, la lutte contre les paradis fiscaux est (enfin !) devenue un sujet clé de la politique économique. La connaissance avance grâce à l’accès à de nouvelles données, favorisé par un agenda pressant sur l’exigence de transparence. Il reste pourtant beaucoup à faire. Seule la pression constante de la société civile pourra faire pencher la balance du bon côté.

1) Base Erosion and Profit Shifting, BEPS.

2) Country-by-Country Reporting, CbCR.

3) Cf. V. Bouvatier, G. Capelle-Blancard et A.-L. Delatte “Banks in Tax Havens: New Evidence Based on Country-by-Country Report”, Rapport pour la Commission européenne, Bruxelles. Et A.-L. Delatte « Les paradis fiscaux, des paradis pas du tout artificiels », L’économie mondiale 2018, Repères, La Découverte.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici