Auteur : Sébastien Jean
directeur du Centre d’Études Prospectives et d’informations internationales (CEPII)
Le contexte international marqué par l’instabilité, les ruptures, les logiques de puissance et l’urgence environnementale oblige à repenser la politique commerciale de l’UE, avec pour maîtres-mots le pragmatisme et la cohérence avec nos objectifs de développement durable.
Pour une compétence communautaire comme la politique commerciale, l’installation d’une nouvelle Commission européenne est traditionnellement un moment important de réflexion sur les orientations à suivre. Dans le cas présent, il s’inscrit dans un contexte marqué par les controverses qui entourent la mondialisation : jamais la notion de protectionnisme n’avait tenu une telle place dans une campagne électorale européenne. La redéfinition de la politique commerciale européenne n’en est que plus délicate, alors qu’elle doit faire face à quatre défis de taille.
Le premier est le délitement du multilatéralisme. Les États-Unis, architecte et leader historique de l’ordre commercial multilatéral d’après-guerre, mènent depuis l’élection de Donald Trump une politique qui bafoue ses règles et sape ses fondements. Une véritable guerre commerciale s’est progressivement développée vis-à-vis de la Chine, mais l’Europe n’est à l’abri ni de mesures protectionnistes directes – des menaces précises pesant même sur les secteurs aéronautique et automobile, ni des conséquences indirectes de cette déstabilisation et de l’incertitude qui en résulte. Pour une région aussi ouverte aux échanges que l’Europe, c’est une perspective profondément préoccupante, qui s’ajoute à l’inconnue majeure que constitue le Brexit, alors même que la concurrence industrielle de la Chine est toujours plus pressante, appuyée sur un modèle sui generis d’économie socialiste de marché.
Le deuxième défi est la montée des logiques de puissance. Si les États-Unis restent la première puissance mondiale à bien des égards, ils ne sont plus hégémoniques et ce contexte plus incertain aiguise les rivalités stratégiques, à commencer évidemment par celle les opposant à la Chine, qui devient structurante pour les relations internationales. L’Union n’a pas la même cohésion politique qu’un État et elle s’est inscrite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans une situation d’alliance mais aussi largement de dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis : elle est moins à son avantage dans cette rivalité de puissance qui s’intensifie que dans un système régi par des règles.
Le troisième défi est la rupture technologique de grande ampleur que représente la concomitance de l’avènement du numérique et de la marche forcée vers des techniques productives décarbonées. Si l’Europe excelle dans l’industrie traditionnelle et dans l’innovation incrémentale, elle brille nettement moins par sa capacité d’innovation radicale, et sa position concurrentielle est d’ores et déjà relativement faible dans le numérique.
Le dernier défi, qui n’est pas le moindre, est la nécessité d’agir pour le développement durable, qu’il s’agisse de lutter contre le changement climatique ou de préserver la biodiversité en particulier et l’environnement en général. Si le problème est mondial, l’Europe a un rôle particulier à jouer. En matière de développement durable, l’Europe doit donner l’exemple et mettre tout son poids dans la balance pour qu’il soit suivi.
Sauvegarder le multilatéralisme et défendre nos intérêts
Dans ce contexte, profondément renouvelé par rapport à ce qu’il était il y a quelques années encore, l’objectif prioritaire est la sauvegarde d’un système commercial fondé sur des règles, qui est à la fois le plus conforme aux valeurs européennes et le plus favorable à ses intérêts, et sans lequel une approche coordonnée des défis communs est difficilement imaginable. La difficulté est qu’il faut à la fois prémunir ce système de la déstabilisation par les politiques unilatéralistes des États-Unis et lui permettre de se réformer pour s’assurer que la concurrence avec la Chine puisse s’établir sur une base équitable. Une réforme de l’OMC apparaît l’issue la plus souhaitable, à supposer qu’elle soit encore possible. Elle devrait à la fois permettre trois améliorations principales. Tout d’abord, une meilleure application des règles, s’appuyant sur une transparence renforcée et des engagements plus opérationnels, en particulier sur les subventions industrielles. Ensuite, une redéfinition des conditions de réciprocité tenant mieux compte des niveaux de développement des pays membres. Enfin, une modernisation du système de règlement des différends pour le rendre mieux acceptable par tous. Un nouvel accord multilatéral ambitieux semble hors de portée à court terme, mais un ensemble de modifications ponctuelles et d’engagements plurilatéraux, c’est-à-dire n’engageant pas l’ensemble des pays membres mais une grande partie seulement, pourrait être envisagé pour rechercher un nouvel équilibre acceptable.
Pour ce faire, un accord politique entre les principaux acteurs est naturellement un préalable, et l’Union doit y œuvrer par une approche pragmatique. Vis-à-vis des États-Unis, les menaces liées au différend de longue date sur les subventions aéronautiques et surtout à l’invocation de la sécurité nationale pour justifier des mesures de protection dans l’automobile risquent bien d’être les dossiers les plus pressants sur le bureau du nouveau Commissaire européen au commerce. Il devra trouver une réponse adaptée évitant la surenchère sans pour autant valider la stratégie américaine de mise sous pression unilatérale. Cela demandera de s’inscrire dans un cadre aussi cohérent que possible avec les règles de l’OMC, sans pour autant tomber dans une passivité qui risquerait de conforter les États-Unis dans leur stratégie tout en suscitant l’incompréhension des citoyens européens : si les États-Unis s’inscrivent clairement en rupture avec l’OMC et bloquent son fonctionnement, l’Union devra adapter sa réponse en conséquence.
Vis-à-vis de la Chine, l’Union doit réaffirmer sa capacité à défendre fermement ses intérêts, en faisant un usage stratégique de ses instruments de défense commerciale récemment rénovés et de son mécanisme de filtrage des investissements directs, et en ayant une approche plus exigeante en termes de réciprocité dans l’accès au marché, y compris sur les marchés publics. La supervision de cette démarche par un procureur commercial permettrait de mieux la coordonner et de la rendre plus opérante. Elle doit par ailleurs s’articuler avec une application exigeante de sa politique de concurrence, pour s’assurer que les entreprises européennes ne pâtissent pas des positions dominantes que certains de leurs concurrents ont acquises sur leur marché domestique, mais aussi de l’implication directe de l’Union et/ou de ses États membres lorsqu’elle est nécessaire pour créer des conditions favorables au développement de positions fortes dans les nouvelles technologies.
Enfin, la circulation massive des données pose des questions nouvelles d’une importance souvent stratégique. L’enjeu pour l’Europe est à la fois de garantir l’intégrité de son modèle de protection de données individuelles, d’obtenir une réciprocité effective dans les conditions d’accès au marché et de créer un environnement favorable au développement de ses entreprises. C’est l’ensemble de ces outils qu’il faut déployer si l’Europe veut préserver la pérennité de son industrie, sa capacité concurrentielle dans les secteurs de pointe, et finalement son autonomie stratégique.
Agir pour le développement durable
Quant à l’action pour le développement durable, elle a longtemps pu paraître secondaire dans la définition de la politique commerciale. Elle ne l’est plus : au fur et à mesure que la protection commerciale a baissé, les interférences entre échanges commerciaux et politiques de régulation ont augmenté. L’exemple emblématique est celui de la taxation carbone : si l’Union veut mettre en œuvre une politique ambitieuse en la matière, cela posera avec une acuité nouvelle la question d’un dispositif d’ajustement à la frontière, à la fois pour éviter des distorsions de concurrence difficilement acceptables et pour mieux inciter ses partenaires à suivre un chemin semblable. Il reste que les difficultés seront multiples pour parvenir à mettre en place un dispositif acceptable : techniques – la conformité avec les règles de l’OMC exigeant une grande cohérence avec les politiques internes à l’Union et les objectifs affichés, et politiques – le pragmatisme appelant à convaincre au préalable le plus grand nombre possible de partenaires de s’associer à cette démarche.
Au-delà, se pose la question d’une évolution des accords de commerce bilatéraux de l’Union, pour y renforcer les clauses relatives au développement durable et les rendre opposables. Même s’il ne faut pas sous-estimer la portée des accords existants, pour lesquels le différend en cours avec la Corée est un test, cette démarche est justifiée à la fois par les interférences (ou, pour mieux dire, les externalités) rappelées plus haut et par le fait que les relations commerciales sont un moyen de pression sans équivalent au plan international. Certes, lester les accords commerciaux de tels objectifs risque de rendre leur négociation considérablement plus difficile. Mais quels sont les objectifs supérieurs qui nécessiteraient d’y renoncer, alors même que le développement durable fait explicitement partie des objectifs fixés par le Traité de Lisbonne à l’action extérieure de l’Union, dont la politique commerciale commune est l’un des outils ? Les accords de commerce bilatéraux ou régionaux ont une efficacité purement économique très limitée, même s’ils peuvent utilement jouer un rôle utile de police d’assurance, et leur légitimité politique est chancelante. Alors que se profilent le processus de ratification de l’accord récemment conclu avec le Mercosur et la négociation d’un accord post-Brexit avec le Royaume-Uni, le changement de Commission est une occasion bienvenue de reposer la question de l’opportunité et des finalités de ces accords. Face à des défis nouveaux, il faut savoir remettre en cause ses dogmes.