2011-2017 : D’une crise migratoire à l’autre

Corinne BALLEIX

Chargée de la politique migratoire et d’asile européenne auprès du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

Les questions migratoires sont au centre des préoccupations européennes, comme l’a encore attesté récemment Jean-Claude Juncker en consacrant une grande partie de son Discours sur l’état de l’Union à cet enjeu. Entre 2011, date des printemps arabes, et 2017, les difficultés durables dans la solidarité entre États membres ont conduit l’UE à rechercher des solutions risquant de conduire à une transgression de certaines valeurs européennes. Un sursaut peut-il être espéré ?

Au premier trimestre de 2011, dans le contexte des « printemps arabes » l’Italie avait reçu près de 30 000 personnes. Au cours des six premiers mois de 2017, après la fermeture de la route des Balkans et de la Méditerranée orientale, ce sont près de 100 000 personnes qui sont arrivées en Italie(1). Comment l’Europe a-t-elle répondu à ces crises ? En quoi ses réponses marquent-elles une évolution de la politique migratoire européenne ?

En 2011, les principes et valeurs de la politique migratoire européenne avaient été réaffirmés. L’Italie avait appelé à davantage de solidarité européenne et à une remise en cause du principe de responsabilité de l’État membre de première entrée inscrit dans le règlement Dublin(2). La Commission européenne, qui estimait les soutiens financiers et opérationnels en cours suffisants(3), lui avait opposé un refus net. L’Italie avait alors décidé, le 5 avril 2011 d’octroyer aux migrants des titres de séjour humanitaires de six mois leur permettant de circuler dans l’espace Schengen. En réaction, la France avait réintroduit des contrôles à sa frontière avec l’Italie, affectant ainsi le principe de libre circulation au sein de l’espace Schengen.

Réintroduction des contrôles aux frontières intérieures

Conséquence de cette crise européenne, la révision du règlement Dublin de juin 2013(4) visait à aider les États de première entrée à assumer leur responsabilité dans le traitement des demandes d’asile via un mécanisme d’alerte rapide et de soutiens européens accrus. Parallèlement, la révision du Code frontières Schengen d’octobre 2013(5) a introduit un mécanisme permettant de réintroduire des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen si un État membre ne contrôlait pas suffisamment les frontières extérieures de l’UE.

S’agissant des instruments externes de la politique européenne, une proposition britannique lancée depuis 2003 de créer des centres fermés d’examen des demandes d’asile dans des « pays tiers sûrs » avait été écartée par crainte de non-respect des droits des migrants(6). L’Italie avait en outre été attaquée pour refoulement devant la Cour européenne des droits de l’homme en raison d’un accord de réadmission conclu avec la Libye du colonel Kadhafi(7). En revanche, à la suite des « printemps arabes », un programme de protection régionale visant à renforcer le système d’asile de l’Égypte, la Tunisie et, autant que possible, la Libye avait été mis en place(8). Des programmes de réinstallation avaient en outre permis de trouver une solution durable en Europe pour quelques milliers de personnes identifiées par le HCR dans des pays tiers(9).

« Code de conduite » avec les ONG

Mais 2017 s’est ouvert sur bien des incertitudes quant à la permanence des principes et valeurs de la politique migratoire européenne. Au premier semestre 2017, la demande italienne de solidarité européenne s’est accrue, 80 % des personnes débarquant en Italie étant des migrants économiques non éligibles aux mécanismes de relocalisation de septembre 2015(10). Comme en 2011, l’Italie a demandé dans le cadre des débats sur la nouvelle révision du règlement Dublin une remise en cause du principe de responsabilité du pays de première entrée, et elle a menacé d’octroyer aux migrants des titres humanitaires de séjour dans l’espace Schengen.

Cependant, et c’est nouveau, l’Italie a conditionné l’accès à ses ports pour les ONG engagées dans des sauvetages de migrants à la signature d’un « code de conduite ». Parallèlement, elle a contribué à la formation des garde-côtes libyens, évitant ainsi d’être impliquée dans des opérations qui auraient sinon pu être considérées comme du refoulement.

Si des financements accrus ont été octroyés à l’Italie(11) et si le « code de conduite » a été soutenu par les ministres de l’Intérieur européens(12), un bouleversement des règles du règlement Dublin permettant une forte augmentation des relocalisations de l’Italie vers d’autres États membres reste très incertain. La Commission a d’ailleurs seulement proposé de soutenir financièrement de nouvelles relocalisations sur une base volontaire(13). De plus, les efforts récents pour renforcer le contrôle des frontières extérieures (réforme de l’Agence Frontex, introduction de contrôles systématiques aux frontières extérieures de l’UE, négociation de « frontières intelligentes ») risquent d’avoir un impact réduit pour freiner l’arrivée de migrants en Italie, l’immense majorité de ces derniers devant être secourue en mer. Le ­renforcement de l’efficacité de la politique européenne de retour mobilise également fortement l’UE (plan d’action renouvelé en matière de retour, développement d’un département de l’Agence Frontex dédié aux retours, mobilisation de la politique de visas au service des réadmissions), mais nécessite la coopé­ration des pays d’origine et de transit des migrants.

En conséquence, comme à l’est de la Méditerranée(14), l’Union européenne mise désormais fortement sur la dimension extérieure de la politique migratoire. En Libye et dans les pays voisins de la Libye, des efforts sont conduits pour stopper les flux migratoires et, avec l’appui du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et de l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), pour améliorer la situation des migrants. De même, la Commission a proposé de mobiliser 500 M€ pour réinstaller en Europe 50 000 personnes en besoin de protection d’ici octobre 2019. Cette politique a permis une forte diminution des flux et des disparitions en Méditerranée centrale(15).

Cependant, les programmes d’amélioration de la situation des migrants en Libye n’en sont encore qu’à un stade précoce, alors que les exactions commises par des milices à leur encontre sont encore abondamment documentées. La fiabilité des interlocuteurs locaux de l’UE apparaît fragile(16) et la conversion des économies de la région vers des activités durables autres que le trafic de migrants prendra du temps et sera coûteuse. Quant aux migrants, la perception qu’ils auront des possibilités d’accès à l’UE via la réinstallation ou d’autres voies légales jouera sur leur souhait de se rapprocher du HCR et de l’OIM ou bien de rechercher des routes migratoires alternatives.

Ainsi, de 2011 à 2017, la différence dans le traitement des crises migratoires en Italie réside dans le recours accru à des instruments extérieurs de la politique migratoire plus risqués pour les migrants et le respect des valeurs européennes. Avec l’amélioration du climat politique européen, peut-on espérer une relance de la politique migratoire et d’asile européenne dont l’Union européenne pourrait être fière ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur.

1) Toute l’Europe, « Migrations : esseulée, l’Italie attend l’aide des pays européens », 18 juillet 2017.

2) Règlement européen qui détermine l’État membre de l’Union européenne responsable d’examiner une demande d’asile en vertu de la Convention de Genève (art. 51) dans l’Union européenne.

3) Les programmes de relocalisation entre États membres n’ont concerné que quelques centaines de personnes protégées. De 2009 à 2013, un peu plus de 400 personnes ont été relocalisées, essentiellement à partir de Malte vers d’autres États membres. Cf. European Asylum Support Office, Annual Report 2013, July 2014.

4) Règlement (UE) No 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte).

5) Règlement (UE) 1051/2013 du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 modifiant le règlement (CE) no 562/2006 afin d’établir des règles communes relatives à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures dans des circonstances exceptionnelles.

6) Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Une évaluation des centres de transit et de traitement en tant que réponse aux flux mixtes de migrants et de demandeurs d’asile », texte adopté par l’Assemblée le 1er octobre 2007 (29e séance).

7) Aux termes de l’arrêt « Hirsi-Jamaa et autres » du 23 février 2012, la CEDH, avait condamné l’Italie pour un accord de l’Italie avait ainsi été condamnée pour violations notamment du principe de non-refoulement et des articles 3 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cf. CEDH, Grande chambre, 23 février 2012, Hirsi et autres c/Italie, req. no 27765/09.

8) Commission européenne, troisième rapport annuel sur l’immigration et l’asile (2011), COM (2012) 250 final, 30 mai 2012.

9) En 2011, 4 090 personnes avaient été réinstallées dans l’UE, sur un total de 365 615 personnes protégées dans l’UE.

10) Décision (UE) 2015/1523 du Conseil du 14 septembre 2015 et décision (UE) 2015/1601 du Conseil du 22 septembre 2015.

11) 150 M€ de fonds d’urgence en plus des 626 M€ engagés pour la période 2014-2020.

12) Informal meeting of Justice and Home Affairs ministers, Press statement following discussions on Central Mediterranean, 6 July 2017, Tallinn, Estonia.

13) European Commission, Communication on the Delivery of the European Agenda on Migration, COM(2017)558 final, 27 September 2017.

14) Cf. Conseil européen, déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016.

15) En Italie, les flux de migrants ont finalement diminué de 20 % sur les huit pre­miers mois de l’année, par rapport à la même période de 2016, et 2 471 disparitions contre 4 581 sur la même période de 2016.

16) Articles du Monde, les 24, 25, 26 août 2017 et le 15 septembre. Également, Jérôme Tubiana, “Letter From Agadez”, Foreign affairs, 31 août 2017. Plus largement : United Nations Support Mission in Libya. Human Rights Watch, World Report, 2017, Libya.

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