Accord commercial avec la Chine et autonomie stratégique de l’UE : à la croisée des chemins

Mario Telo

Décryptage : Mario Telo, professeur de relations internationales et Président émérite de l’Institut d’études européennes de l’ULB, revient sur le récent accord entre l’UE et la Chine, son impact sur les relations transatlantiques et le pas en avant qu’il constitue en faveur d’une autonomie stratégique européenne.

Sans aucun doute, le Comprehensive agreement on investments (CAI, en français AGI) entre la Chine et l’Union Européenne est, d’un côté, le plus important jamais conclu par la Chine avec un marché tiers dans ce domaine, et de l’autre, le couronnement de la stratégie de l’UE dans le Pacifique. Celle-ci a notamment bénéficié du retrait des Etats-Unis du Transpacific Partnership (TPP) voulu Donald Trump en 2017, créant un vide au niveau de la présence occidentale dans la région économique la plus dynamique du monde. La stratégie de l’UE, caractérisée à la fois par la négociation de traités commerciaux, de traités d’investissements et d’accords politiques, a débuté après l’échec du Doha Development Round, qui a mis fin, à court-terme, à toute perspective de succès quant à la signature d’accords globaux dans le cadre de l’OMC. Dans ce nouveau contexte international, ont été négociés avec succès les accords avec la Corée du Sud (2015) et, par la suite, avec le Vietnam (2018) et le Japon (2019). Des négociations sont également en cours avec l’ASEAN, l’Australie et la Nouvelle Zélande, ainsi qu’avec d’autres régions du monde, notamment les Amériques (Canada, Mexique,   MERCOSUR etc).

C’est notamment le protectionnisme de l’« America first »  promu par Donald Trump qui a gelé la négociation du TTIP entre l’UE et les Etats-Unis.  Mais ce choix américain ne peut être analysé comme une simple opposition entre libre-échange et protectionnisme et dépasse les seules impulsions politiques de M. Trump. En effet, l’UE propose à ses partenaires depuis une dizaine d’années, une deuxième génération d’accords, nettement au-delà du libre-échange traditionnel. Ceux-ci incluent  des dispositions concernant les standards de vie des populations, les marchés publics, la clause de précaution, les indications géographiques protégées, le numérique, les aspects sociaux et environnementaux, le développement durable, et les droits de l’homme.  Jamais l’UE n’avait exprimé un tel dynamisme et une telle « autonomie stratégique », en tant que puissance globale, vis-à-vis de ses partenaires chinois et américains.

C’est le 30 décembre 2020 que l’accord sur les investissements de l’UE avec la Chine, après 7 ans de négociation, a enfin été signé entre le président chinois et les trois représentants de l’exécutif européen : Charles Michel, en tant que Président du Conseil européen, Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission, et Angela Merkel, en tant que présidente du Conseil de l’UE. Ce trio était également accompagné d’Emmanuel Macron, au titre de la présidence tournante de la France à venir, qui aura la charge de faire aboutir la ratification de l’accord en janvier 2022. 

La signature de cet accord a créé une nouvelle tension entre l’UE et les Etats-Unis : l’administration Trump et l’équipe de transition de Joe Biden ont en effet tous deux critiqué l’accord. Washington avait pourtant signé avec la Chine, en janvier 2020, un First phase agreement jetant les bases d’une nouvelle relation commerciale entre les deux pays. Le conseiller à la sécurité du président nouvellement élu, Jakie Sullivan, a notamment critiqué l’UE pour ne pas avoir consulté les Etats-Unis préalablement à la signature de l’accord. Le fait que l’Europe puisse conduire comme elle l’entend sa politique chinoise, sans un accord préalable avec Washington, rompt ainsi avec le modèle passé du « junior partner » (relancé récemment par l’ex-présidente de la CDU allemande, A. Kramp-Karrenbauer) par lequel l’Europe se résignait à s’aligner avec la stratégie globale des Etats-Unis.

Toutefois, la ratification européenne de l’accord s’annonce complexe et risque d’alimenter de nombreuses controverses, qui pourraient pousser l’exécutif européen à clarifier certains aspects essentiels de sa politique commerciale, et plus généralement de sa politique étrangère, permettant ainsi d’ouvrir un vrai débat entre Etats-membres sur l’autonomie stratégique européenne. Selon le traité de Lisbonne, cet accord commercial relève de la compétence exclusive de l’UE : il devra être approuvé par les 27 gouvernements nationaux, et être ratifié à la majorité au Parlement européen. La politique commerciale constituant l’instrument le plus important et le plus efficace de la politique étrangère de l’UE, le débat entre les groupes politiques siégeant à Strasbourg s’annonce déjà brûlant. 

 

Le contenu de l’accord

Par rapport à la situation actuelle, marquée par un déséquilibre entre l’ouverture du marché européen aux investissement chinois et les barrières à l’entrée auxquelles les entreprises européennes sont confrontées en Chine, cet accord a vocation à rééquilibrer le rapport de force et établir des règles claires fondées sur le principe de réciprocité. Toutefois, l’accord ne porte pas seulement sur la libéralisation des investissements. Il lève également les contraintes imposées par la règle des joint-ventures en vigueur en Chine, et ouvre plusieurs secteurs du marché chinois (transport maritime et aérien, automobile, santé, équipements, services, numérique, finance…) jusqu’ici fermés aux investisseurs étrangers. La Chine a ainsi fait des concessions importantes dans les négociations, tant sur le versant de l’accès à son marché que sur celui du contrôle préalable de ses investissements en Europe.

Cependant, l’accord ne statue pas encore tout à fait sur le mécanisme de règlement des conflits. Les deux parties, à l’image des négociations de l’important  traité UE-Japon  de 2018, se sont accordées pour un deuxième tour de négociation sur ce point essentiel. Enfin, les textes actuels n’excluent pas la solution européenne d’une nouvelle cour permanente et multilatérale de gestion des conflits entre investisseurs et Etats. L’UE et la Chine font ensemble la promotion de ce mécanisme au sein de l’UNITRAL, l’organe compétent en la matière auprès des Nations Unies.

Même si l’accord est limité aux investissements, (il ne porte pas sur la liberté de commerce), et ne peut pas régler d’emblée l’immense question des droits humains en Chine, Pékin a pris des engagements importants concernant la protection de l’environnement, la lutte contre le changement climatique et les droits des travailleurs. Le traité de Paris, approuvé à l’occasion de la COP 21, en 2015 y est évoqué explicitement, et la Chine promet « des efforts continus et soutenus en vue de la ratification des conventions de l’OIT en matière de travail forcé et de liberté d’association ». Les précédents en termes d’accords de ce type, avec la Corée et le Vietnam par exemple, démontrent que l’UE sait rester ferme concernant le respect de ses standards et exigences sur ces questions, et menace de suspendre l’accord en cas de non-respect des engagements des partenaires en la matière.

 

Une ratification controversée : les enjeux

Mais au Parlement européen cet accord suscite des réactions contrastées. Les Verts, une partie des Sociaux-Démocrates, et la GUE y sont opposés, créant un « front du rejet » qui est axé sur la convergence de trois arguments :

a) L’UE ne peut pas négocier avec un pays qui ne respecte pas les droits humains et persécute les Ouïghours dans sa région Occidentale;

b) Au nom de l’alliance transatlantique, l’UE ne peut pas se désolidariser des Etats-Unis, spécialement juste avant l’arrivée d’une nouvelle administration démocrate ;

c) Ces accords bénéficient en premier lieu aux industries allemandes, et non à l’ensemble du Marché Unique.

Malgré cette opposition, l’ensemble des Etats-membres ont signé l’accord négocié par la Commission en leur nom, selon la méthode communautaire. Le Conseil européen soutien en effet ce traité à l’unanimité, avançant les arguments suivants :

  • Dans le cadre de graves incertitudes autour du futur de l’économie mondiale, entre les optimistes soulignant les espoirs de forte reprise liée aux programmes d’investissements publics mis en place en Europe et aux Etats-Unis, et les pessimistes mettant en exergue l’inconnu lié à la pandémie, la seule certitude est que la Chine a non seulement limité les pertes en 2020, mais affichera une bonne santé économique en 2021.

         2020                                 2021

Allemagne   – 5,6                                    3,5

France           -9,4                                     5,8

UE                  -7,4                                     4,1

RU                  -10,3                                   3,3

USA                 -4,6                                    3,7

China              +2,3                                    7,3 (8)

Le développement rapide de la Chine et l’émergence d’une classe moyenne pléthorique en fait aujourd’hui l’un des partenaires commerciaux essentiels de l’UE. Ainsi, en vue d’une relance économique de taille, l’UE cherche à intensifier par cet accord de libéralisation des investissements, ses échanges avec le marché le plus dynamique du monde, affichant les perspectives de croissance les plus ambitieuses. De plus, cet accord permet d’accélérer l’initiative de l’UE dans la région Pacifique où la Chine vient de conclure un grand accord de libre-échange avec les dix pays de l’ASEAN, ainsi que le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle Zélande (le RCEP, 2020). Enfin, les soutiens de l’accord mettent en avant qu’une plus grande intégration de la Chine avec l’UE, sera en mesure de donner aux européens la capacité de mieux promouvoir leurs valeurs auprès de Pékin. 

  • Il est vrai que les plus importantes entreprises du continent, notamment allemandes,  bénéficieront de cette manne chinoise plus que d’autres. Toutefois, les grandes entreprises les plus compétitives et exportatrices françaises, italiennes et néerlandaises devraient également être en mesure d’intensifier leur présence sur le marché chinois, grâce à ce traité. De plus, en présence d’une tendance puissante vers la délocalisation de certaines chaines de production mondiales, entre celles basées aux Etats-Unis et celles centrées sur la Chine, les européens devraient être particulièrement intéressés par une préservation de l’existence de chaines de valeurs globales, afin d’éviter les éventuelles guerres commerciales et les fractures  dont l’UE serait une victime. Enfin, l’accord prévoit un volet défensif : les industries stratégiques européennes seront donc protégées des velléités de rachat chinoises.
  • Intensifier la coopération avec la Chine sur une base de réciprocité et de respect mutuel est une nécessité pour la paix et le développement durable dans le monde. La signature d’un tel accord peut permettre aux institutions internationales (ONU, OMC, OMS…) de progresser avec efficacité sur la voie du multilatéralisme, chère aux européens, comme l’a très bien souligné la  récente Déclaration Franco-allemande pour une «Alliance pour le multilatéralisme ». Il serait en effet impossible de concevoir la mise en œuvre cohérente et efficace de l’accord de Paris,  un plan global de redressement économique post-COVID, l’engagement pour l’éradication de l’extrême pauvreté dans le monde et la régulation du commerce international, sans approfondir par le dialogue, les convergences avec la Chine.

Une nouvelle relation transatlantique paritaire est-elle possible ?

La ratification de l’accord avec la Chine est un test crucial pour l’autonomie stratégique de l’UE dans le cadre des relations transatlantiques. Il est important et nécessaire de lancer le « New Deal transatlantique » avec la nouvelle administration américaine, mais nous savons bien que les politiques étrangères de l’UE et des Etats-Unis, notamment vis-à-vis de la Chine, divergent toujours malgré l’élection de Joe Biden à la Maison Blanche en novembre dernier. Ainsi, la puissance sociale et politique du courant protectionniste américain, à la fois chez les Démocrates et les Républicains, qui a nourri les guerres commerciales contre l’UE ces quatre dernières années est loin d’avoir disparu, malgré la défaite électorale de Donald Trump. De plus, la relation transatlantique est également marquée par des divergences d’intérêts évidentes entre les deux alliés (Airbus/Boeing, taxation du digital, tarifs sur l’aluminium et le fer…).  Enfin, l’évolution de la recherche scientifique nous a renseigné sur le caractère structurel de la fin de l’hégémonie généreuse et constructive des Etats-Unis de l’après-guerre. Malheureusement, il n’est plus possible de revenir à l’époque de Roosevelt et de Kennedy.  Les européens doivent donc pouvoir davantage porter sur leurs épaules, la responsabilité de leur sécurité et la défense de leurs valeurs.

Dans le contexte du mouvement d’enthousiasme provoqué par la défaite de Donald Trump et de l’extrême droite américaine, nous nous devons de rester réalistes pour éviter, au niveau des relations transatlantiques, une « crise due à des attentes excessives ». Tout en défendant l’autonomie stratégique, notamment de nos politiques commerciales, de nos accords interrégionaux,  de nos aides au développement, nous devons prendre rapidement l’initiative d’un projet transatlantique multidimensionnel, construit autour de nos priorités:  un projet commun pour l’économie mondiale post-COVID, une campagne pour la vaccination à l’échelle mondiale, un projet pour la régulation de l’économie numérique, ainsi que pour la réforme de l’OMC et pour la relance de l’accord de Paris, à l’occasion de la COP26 qui se tiendra en novembre 2021 à Glasgow.  Concernant les questions de sécurité, le burden sharing (augmentation des contributions des budgets européens en matière de défense à hauteur de 2% de leur PIB) ne sera acceptable par les européens qu’à deux conditions :  une OTAN comportant deux piliers agissant sur un pied d’égalité et une compatibilité entre l’OTAN et la défense européenne (PESCO).

Une UE plus politique

Ainsi, la véritable critique à porter vis-à-vis de cette signature concerne son faible poids politique. La décision symbolique des quatre dirigeants évoqués plus haut, de valider l’absence du Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), Josep Borrell, de l’acte le plus important de la politique étrangère de l’UE  en 2020, est fortement contestable. Continuer à séparer la politique commerciale de la politique étrangère européenne semble aujourd’hui obsolète. A l’inverse, nous notons que la critique américaine n’est pas venue du département du commerce mais du responsable de la sécurité de la Maison Blanche.

Si l’accord peut apparaitre comme insatisfaisant sur le plan de la protection des droits de l’Homme, l’UE a réussi néanmoins à y faire clairement mentionnés un chapitre sur le développement durable, la protection des travailleurs, et le respect de l’Etat de droit. Certes, la voie des changements graduels est difficile mais elle est cohérente avec la volonté et le besoin européen d’éviter une guerre froide qui la marginaliserait dans une opposition entre Pékin et Washington. Pour mener cette politique à la hauteur de ces enjeux, l’UE doit se doter d’une approche globale et dynamique des relations extérieures, que le traité de Lisbonne appelle clairement, en attribuant au Haut Représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune, la responsabilité de sa mise en œuvre coordonnée et cohérente. 

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