TTIP : la bataille de l’accès aux marchés publics

Patrick MESSERLIN

Professeur émérite en économie à Sciences Po Paris, président du comité directeur du Centre européen d’économie politique et internationale

Les négociations du traité transatlantique* achoppent notamment sur la question de l’ouverture des marchés publics. Un sujet sur lequel Européens et Américains s’accusent mutuellement de protectionnisme.

Sujet pour le moins épineux : l’accès aux marchés publics est conditionné par des décisions prises à un niveau national (les États) mais aussi « infra-central » (les régions, les municipalités). Les marchés publics aux États-Unis sont d’une ampleur considérable, et l’Union européenne s’est fixée pour objectif primordial d’ouvrir les marchés au niveau infra-central, afin que les entreprises européennes puissent participer aux appels d’offres fédéraux mais aussi subfédéraux. Pour traiter cette question, il est nécessaire de procéder à une évaluation honnête de la situation, présente et future. Il faut notamment examiner avec objectivité l’ouverture réelle des deux partenaires dans ces négociations, et acquérir une meilleure visibilité des perspectives à venir.

Ces dernières années, on a assisté à une sorte de concours du pays « le plus ouvert » en matière de marchés publics, et l’Union européenne s’est proclamée grande gagnante, en s’appuyant sur une statistique selon laquelle l’ouverture « de jure » des marchés publics européens était de 85 %, contre 32 % seulement pour les États-Unis. Fière de ce résultat, l’UE n’a même pas réalisé que cette asymétrie impliquait que les émissaires européens auraient mal négocié la question des marchés publics à l’OMC dans les années 1990.

En réalité, à cette époque, les négociateurs américains et européens sont parvenus à un équilibre quasi parfait en termes de valeur des marchés ouverts sur leurs continents respectifs(1). L’UE est si confiante de son ouverture plus importante qu’elle a récemment promulgué l’Initiative marchés publics qui appelle à la « réciprocité », et permet de refuser la participation d’entreprises originaires de marchés que l’UE estime moins ouverts que le sien.

Des « sous-régions » plus ouvertes

Heureusement, deux bases de données complémentaires récentes(2) nous donnent des informations bien plus précises et fiables sur l’ouverture réelle des marchés publics. Le portrait apparaît bien différent : l’ouverture de l’Union européenne et des États-Unis face aux pays tiers (hors Union européenne et États-Unis) en matière de marchés publics se situe autour de 4 à 5 %, sur la base de ces données. En fait, jusqu’à la fin des années 2000, l’UE était moins ouverte que les États-Unis et n’a rattrapé son retard qu’au moment de la crise financière de 2008.

Il faut garder à l’esprit que les taux de pénétration des très grandes économies (comme les États-Unis et l’UE) sont des moyennes qui masquent l’existence de sous-régions « plus ouvertes » et « plus fermées » sur ces continents. Il est possible de vérifier cette observation chez les États membres de l’UE pour lesquels des données sont disponibles. L’Europe dans son ensemble n’est pas plus ouverte, en partie parce que les grands États membres de l’UE (précisément ceux qui se mettent le plus en avant dans le concours d’ouverture) comptent parmi les moins ouverts. On peut regretter l’absence d’informations détaillées au niveau fédéral pour les États-Unis (lacune que les négociations du TTIP pourraient permettre de combler). Ces éléments aideraient l’UE à présenter des offres réalistes et dans l’intérêt des consommateurs américains.

Envergure des marchés publics européens

La stratégie de l’Europe en matière de marchés publics dans le cadre du TTIP et d’autres accords commerciaux préférentiels repose également sur une autre illusion : l’hypothèse selon laquelle l’UE pourrait forcer d’autres marchés à s’ouvrir, y compris le marché américain, en s’appuyant sur la taille du marché unique.

Mais la taille du marché unique constitue-t-elle une incitation (ou une menace) crédible à l’ouverture pour les États-Unis et d’autres partenaires commerciaux européens ? Dans le contexte du TTIP, cela paraît très peu probable. Une étude comparative montre que, de manière générale, les investissements publics de l’UE sont supérieurs à ceux des États-Unis, mais cela n’a pas toujours été vrai ces dernières années.

En outre, les marchés publics européens de deux grands États membres de l’UE (la France et l’Allemagne, ou « UE2 ») représentent à peu près la même taille que ceux du Japon, et sont déjà inférieurs à ceux de la Chine. Et, d’autre part, les marchés publics dans le reste du monde connaissent une croissance plus rapide que ceux de l’Union européenne dans son ensemble ou des plus grands États membres de l’UE, en raison de l’effet combiné d’une plus grande ouverture des marchés publics (Corée ou Taiwan), d’une ouverture plus rapide de ces marchés (Japon) et d’une croissance économique soutenue (Chine).

La crédibilité des menaces de l’UE en terme de marchés publics sera donc de plus en plus mise à mal, car celles-ci nuiraient aux entreprises européennes. Pire encore, ces menaces pourraient inciter d’autres partenaires commerciaux prenant de l’importance à adopter une tactique de « réciprocité » à l’encontre de l’UE. Elles n’auraient d’impact que sur les partenaires commerciaux de moindre envergure. Mais il reste encore à voir si cette situation générera clairement des avantages positifs si l’on tient compte des coûts politiques substantiels qui risquent d’être induits pour le grand pays à l’origine de pressions sur de plus petits pays.

Approche plus positive à l’avenir

Ces faits concrets (la vanité et l’illusion du concours d’ouverture, et la crédibilité de plus en plus limitée des menaces de l’UE ou de toute autre grande économie) devraient être perçus comme des incitations extrêmement positives. En effet, les négociations commerciales comme celles du TTIP apparaissent alors sous un tout autre jour : elles semblent offrir l’opportunité de mieux évaluer les politiques du passé et d’envisager des réformes nationales appropriées au niveau réglementaire. Après tout, ces faits concrets soulèvent aussi des questions concrètes : pourquoi les marchés publics de l’UE sont-ils si fragmentés après quelques deux décennies d’efforts ? Dans une large mesure, la même question se pose aussi pour les États-Unis. Quelles sont les responsabilités des États membres de l’UE ? De quelles réformes réglementaires nationales ces marchés relativement fermés ont-ils besoin ? En bref, comment l’UE et les États-Unis peuvent-ils utiliser le processus de négociation du TTIP pour améliorer les réglementations nationales des deux côtés de l’Atlantique, pour le bien des citoyens ?

* Transatlantic Trade and Investment Partnership ou TATFA

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