Nationalismes : l’UE prise d’assaut ?

Auteur : Dominique Vidal

journaliste et historien

Si le Royaume-Uni a maintenu le cap sur le Brexit, il a, ce faisant, dissuadé les autres forces nationalistes de le suivre sur ce chemin. Pour la plupart d’entre elles, l’objectif n’est plus de quitter l’Europe, mais de s’en emparer.

Et les élections de mai ont marqué une avancée significative de cette nouvelle stratégie. Quel en est le terreau ?

Toutes tendances confondues, les partis nationalistes, populistes, souverainistes et d’extrême droite sont passés en cinq ans de 155 à 176 députés (sur 751) au Parlement européen (PE(1)). La poussée déjà enregistrée en 2014 s’est donc amplifiée en 2019 : progrès dans seize États membres, recul dans six seulement.

Encore faut-il relativiser ces quelques reflux. Ils incluent par exemple le résultat du Rassemblement national (RN), inférieur de 1,5 % seulement à celui du Front national (FN) en 2014 – mais il a obtenu 570 000 voix de plus. Le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) a perdu 2,5 %, mais en raison du scandale de la vidéo de Heinz-Christian Strache, dite Ibizagate(2). Quant au Fidesz et au Jobbik hongrois, leur recul de 7,4 % les place à… 58,7 % !

Les progressions, elles, sont beaucoup plus spectaculaires. Ainsi en Italie la formation de Matteo Salvini pulvérise le score de la Ligue du Nord, passant de 6,2 % à 34,3 %. En Pologne, le PiS de Jaroslaw Kaczynski grimpe, lui, de 31,8 % à 45,4 %. En Slovaquie, le LSNS de Marian Kotleba croît de 1,7 % à 12,1 %… Au total, ces forces dépassent 10 % dans seize États, 20 % dans six, 30 % dans quatre, 40 % dans deux et 50 % dans un État (en Hongrie donc).

Cette nouvelle avancée ne permet évidemment pas aux forces nationalistes et d’extrême droite de contrôler le Parlement européen. Mais leur succès, cumulé avec les échecs de la droite traditionnelle et des sociaux-démocrates, a mis fin à la longue domination de ces derniers groupes. Le nouveau Parlement vivra nécessairement à l’heure des alliances ponctuelles. Et, dans cette nouvelle ère, les députés nationalistes, populistes, souverainistes et d’extrême droite pèseront de toutes leurs forces pour contraindre le Parti populaire européen (PPE) à s’allier, au moins régulièrement, avec eux.

Forces divisées et choc des egos

Ils le feraient d’autant mieux s’ils parvenaient à rassembler leurs forces, actuellement divisées en trois groupes. C’est le rêve de Marine Le Pen et de Matteo Salvini, comme on l’a vu lors du meeting européen de Milan, le 18 mai dernier. Mais il est loin de prendre corps. Trop de divergences, stratégiques et tactiques, font obstacle à ce rassemblement. Sans parler du choc des egos… Dans l’ombre, toutefois, d’autres y travaillent, de Washington à Moscou.

Quel est le terreau de cette nouvelle droite radicale – ou plutôt de ces nouvelles droites ? Car elles comportent au moins trois composantes :

– l’extrême droite, comme son nom l’indique, occupe une marge du champ politique, bien qu’elle revendique rarement ce positionnement. Marine Le Pen, par exemple, rejette cette étiquette, lui préférant celle de « patriote ». D’autant que ce courant a connu une longue période de marginalisation liée à la défaite du fascisme et du nazisme, régimes avec lesquels il a collaboré et dont il s’est longtemps revendiqué. Sa relance procède en général d’une entreprise de « dédiabolisation », comme celle réussie par le FN ;

– le populisme est plus difficile à situer. Et pour cause : il y a un populisme de droite, mais aussi un autre, de gauche. Il s’agit d’ailleurs moins d’une doctrine que de pratiques politiques. Différent d’une période et d’un pays aux autres, il comporte néanmoins partout et toujours des points communs : la prétention de dépasser le clivage gauche-droite, le mépris de la démocratie représentative, le culte du chef et bien sûr l’exaltation du peuple et de la nation ;

– cette dernière caractéristique se trouve évidemment au cœur du nationalisme, qui cherche à créer une « communauté imaginée », au sens où l’a définie l’historien américain Benedict Anderson(3). Il vise donc toute la communauté nationale. Son projet politique n’est ni la marginalité ni une extrémité du spectre politique, mais bien la totalité de la nation.

Des pays face à une quintuple crise

La poussée de ces forces conjuguées s’enracine dans la situation spécifique de chaque pays concerné. Mais, au-delà, elle s’inscrit dans une quintuple crise :

– d’abord la crise économique et sociale provoquée par la mondialisation néolibérale, avec pour caractéristique principale l’explosion des inégalités. Selon le dernier rapport d’Oxfam, vingt-six milliardaires possèdent autant que les 3,8 milliards des humains les plus pauvres(4) ;

– le passage des « Trente glorieuses » aux « Trente douloureuses » entraîne une deuxième crise, de caractère psychosocial. Les licenciements, le chômage, la précarité, le temps partiel subi et les retraites forcées provoquent une « crise morale(5) ». Au-delà des individus, on peut même parler d’une crise d’identité généralisée. Le sociologue Patrick Michel estime ainsi que tous nos marqueurs d’identité sont devenus « flous » – biologique, professionnel, culturel, politique, idéologique, psychologique, relationnel, sexuel, etc. ;

– les peurs que suscite cette perte de repères, troisième crise, alimentent l’offensive des nationalistes : peur d’un Occident bousculé par les émergents, concurrencé par leurs productions, « envahi » par leurs immigrés ; peur d’une société en crise où « tout fout le camp » ;

– la quatrième crise concerne la souveraineté d’États qui se sentent dépossédés de leurs pouvoirs au profit des organisations internationales. L’UE, en particulier, est vécue comme imposant des politiques néolibérales au service des grandes sociétés multinationales. D’où la tentation d’un repli sur les États-nations, fantasmés comme des forteresses ;

– la cinquième crise touche l’ensemble des institutions démocratiques, accusées de trahir le peuple au profit du grand capital mondialisé. Un sondage récent confirme la confiance décroissante des Français, tombée à 60 % pour les maires, 30 % pour les syndicats, 28 % pour le président de la République, 25 % pour les médias, 26 % pour les députés et… 12 % pour les partis politiques(6). Ce désamour pourrait un jour déboucher sur le pire : un système totalitaire.

Mais la toile de fond de la percée de ces courants, c’est la disparition des alternatives. À droite, mais surtout à gauche, où l’effondrement de l’Union soviétique a joué un rôle majeur, et conduit au fameux « there is no alternative » (TINA) cher à Margaret Thatcher. Ainsi à l’Est : si Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski et Andrej Babis dominent le groupe de Visegrad, c’est parce que le communisme, puis le postcommunisme et enfin la social-démocratie ont trahi successivement leurs promesses en Pologne, en Hongrie et en Tchéquie.

Qu’ils parviennent ou non à s’unifier, les nationalistes, les populistes et l’extrême droite sont d’ores et déjà porteurs de risques graves : une escalade antisociale sans précédent, un recul sur les questions sociétales (du droit à l’avortement au mariage pour tous), une remise en cause des libertés fondamentales, une fermeture des frontières aux migrants et une institutionnalisation de la xénophobie, bref une Europe alignée sur les Trump, Poutine, Netanyahou, Bolsonaro et autres Modi.

Certains, à gauche, ont la mauvaise habitude d’utiliser à tort et à travers les termes « fascisme » et « nazisme ». Or ce sont là des régimes qui ont existé avant et pendant la Seconde Guerre mondiale et auxquels aucun gouvernement actuel, même « illibéral », ne peut être raisonnablement comparé. Si le fascisme est partout, il n’est nulle part…

En revanche, le nationalisme est une idéologie de combat dont la montée en intensité et en popularité contient la possibilité du fascisme. Surtout lorsque ses tenants sont prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, une fois qu’ils y sont arrivés. La réaction au mouvement des Gilets jaunes l’a souligné : même le macronisme, qui se pose en contre-modèle du nationalisme, connaît une sérieuse dérive liberticide. Et les atteintes aux libertés généralisées en Hongrie et en Pologne sont évidemment bien pires.

On prête à Winston Churchill cette affirmation : « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. » L’histoire, bien sûr, ne se répète jamais. Elle comporte néanmoins des leçons, qu’on aurait grand tort d’oublier. Et d’abord la manière dont Mussolini, puis Hitler s’emparèrent du pouvoir : grâce à la montée du nationalisme, à la lâcheté de la droite et à la division de la gauche…

S’y ajoutent ceux de l’ANO tchèque, qui appartiennent à un autre groupe. Tous les résultats cités dans cet article sont tirés du site du Parlement européen.

2) Tournée en caméra cachée, en juillet 2017, à Ibiza, cette vidéo montre le dirigeant nationaliste autrichien Heinz-Christian Strache, à l’époque vice-chancelier, disposé à se compromettre avec un intermédiaire russe en échange de financements. Ce scandale a coûté son poste au chancelier Sebastian Kurz, renversé par une motion de censure votée par les principaux partis d’opposition.

3) In L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, Poche, 2006.

4) Rapport d’Oxfam « Services publics ou fortunes privées ? », janvier 2019, p. 6.

5) Cf. Claude Dubar, La Crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, Paris, 2010.

6) « 2009-2019 : Baromètre de la confiance politique » par Madani Cheurfa et Flora Chanvril, Sciences Po CEVIPOF, janvier 2019.

À LIRE

Dominique Vidal a diri­gé Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe qui vient d’être publié aux éditions De­mopo­lis. Cet ou­vrage, qui rassemble les écrits de vingt auteurs, analyse l’état des forces nationalistes dans vingt-et-un États membres

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