Le médicament, comme bien commun

Isabelle Moine-Dupuis

Maître de conférences à l’université de Bourgogne, Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI)

L’épidémie du Covid-19 nous a violemment rappelé le statut particulier de la santé et par là même du médicament qui ne saurait être considéré comme un produit industriel comme un autre, car son « consommateur » est d’abord un patient. Isabelle Moine-Dupuis introduit la notion de « bien commun ».

C’est prouvé, ou plutôt éprouvé. Une seule pathologie peut plonger la société internationale dans une désorganisation et un désarroi que nul n’imaginait quelques mois auparavant.  Elle révèle que la santé n’est pas un à-côté de l’économie et de la vie sociale, mais un pilier essentiel. La pandémie du Covid-19 met aussi à nu les fragilités de nos systèmes de santé. Les pénuries en médicaments et les difficultés de l’ensemble des populations d’accéder à des traitements, anciens ou innovants, risquent d’être encore exacerbées.

Sollicité par tous, le médicament ne pourrait-il être qualifié de bien commun, statut justifié par notre vulnérabilité et notre interdépendance face à la maladie ? Or la réalité est toute autre : il demeure un bien marchand. Produit d’entreprise familiale, devenu industriel et mondialisé, il requiert l’amortissement des énormes coûts en R&D que suppose l’innovation : cet objectif de marché non seulement n’en garantit pas l’accès à tous, mais en outre, ne permet pas d’anticiper les besoins ni de gérer l’imprévisible. Sans débouchés sûrs, l’industriel, qui est dans une démarche de rentabilité, n’investit pas sur une molécule dont il n’est même pas certain qu’elle aboutira, une dizaine d’années plus tard, à un médicament commercialisable.

Comment imaginer alors qu’une fois la tempête passée, le calme retrouvé ne nous laisse pas à nouveau démunis, jusqu’au prochain grain ? Il n’est guère envisageable de transformer les laboratoires pharmaceutiques en organisations non lucratives : si même la chose était possible, elle ne les rendrait pas à même de mieux jouer leur rôle, qui est d’inventer des médicaments et, pour cela, de prendre des risques.

Le statut de bien commun repose, selon l’économiste Elinor Ostrom1, sur l’idée d’une pluralité de prérogatives sur un même bien, notamment des droits collectifs2. Mais qui détiendrait ces derniers ?  Les Etats ? Les ONG ? Des instances, collaborant avec des associations de patients (par exemple, l’« établissement pharmaceutique à but non lucratif, si possible européen », souhaité par Jean-Paul Vernant 3 ?) Organiser les initiatives ne permettrait-il pas d’écarter les tentations des Etats de négocier de manière isolée ou de faire jouer à leur profit la concurrence ? Un traité international – ou déjà un instrument européen – pourrait reconnaitre ce statut au médicament, en définissant les obligations réciproques des différents acteurs au regard de ce produit essentiel. Et pour que cela ne reste pas de la soft law, une instance internationale devrait en appliquer les règles, définir les politiques d’achats, de réserves et d’accès.

LOGIQUE SOLIDAIRE

Une piste complémentaire consisterait à traiter pleinement la santé comme un investissement économique et sociétal, non plus parallèlement mais concomitamment avec l’investissement entrepreneurial : en influant sur les stratégies des industriels, en garantissant des débouchés à la manière des assurances maladies publiques. Le bien serait alors commun avant même d’exister, préacheté dans une logique solidaire, et l’on parierait ainsi sur le bénéfice économique tiré de l’amélioration sanitaire des pays fragiles : le dispositif devant jouer au moment-clé où les entreprises décident de leurs innovations, et s’appuyer sur la recherche fondamentale, qui travaille sur le long terme.

L’Union européenne pourrait et devrait jouer un rôle pilote (sans oublier le Conseil de l’Europe, qui a adopté la Convention sur la contrefaçon des produits médicaux, dite Médicrime). Jusqu’ici orientée vers l’harmonisation de la sécurité, et sur le financement de la recherche publique, elle doit aller plus loin. Se contenter de garantir la libre circulation, d’assurer l’harmonisation des procédures voire de se pencher sur la question des procédures de « calcul » des remboursements, est notoirement insuffisant. L’Agence européenne, qui agit désormais pour les médicaments orphelins, pourrait-elle voir ses compétences élargies en ce sens ?

Espérons que la crise actuelle conduira les nombreux acteurs du domaine, grâce aux impulsions conjuguées, et sous l’égide de l’Organisation Mondiale de la Santé, à s’organiser en un tel sens.

L’auteur tient à remercier son collègue Mathieu Guerriaud maître de conférences en sciences de santé (droit et économie pharmaceutique), pour ses conseils précieux.

 

 

1 Cf son ouvrage : Governing the commons, The evolution of institutions for collective actions, Cambridge University Press, 1990.

2 Cf Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld, Dictionnaire des biens communs, PUF, 2017.

3 Cf Tribune dans le JDD du 17 août 2019 : https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-penurie-de-medicaments-il-faut-relocaliser-la-production-en-europe-3914648

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