Commerce : ne pas se perdre dans le grand désordre

Auteur : Hervé Jouanjean

vice-président de Confrontations Europe, ancien directeur général à la Commission européenne

Les dernières décennies ont été riches en conflits commerciaux. Certains ont trouvé leur issue dans le cadre de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). D’autres perdurent. Le rejet des règles du multilatéralisme dont fait preuve le président Trump vient compliquer la relation entre l’UE et les États-Unis alors que la Chine est aujourd’hui le grand sujet de préoccupation pour le système commercial multilatéral.

Acier, aluminium, automobiles, équipements électroniques de consommation, agriculture, avions, textiles et habillement, bananes, hormones etc., l’histoire du commerce international au cours de ces dernières décennies est riche en crises et autres guerres commerciales. Qui a oublié ces réunions dramatiques entre Américains et Japonais sur les restrictions au commerce des véhicules automobiles ? Qui n’a pas en mémoire la mise en place de l’AMF (Accord Multi Fibres) et les tensions gigantesques qui présidaient à son renouvellement. En général, ces phases difficiles dans les relations commerciales internationales ont trouvé leur conclusion dans des accords parfois dérogatoires à l’intérieur du cadre établi par le système commercial international mis en place lors de la conférence de La Havane en 1947 qui a donné naissance au GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) puis à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC).

 Des enjeux aujourd’hui très divers

La situation actuelle dans les relations commerciales internationales avec un florilège de mesures de nature protectionniste introduites par les États-Unis et présentées sous des libellés discutables pour en assurer une conformité douteuse aux règles multilatérales est le résultat de la convergence d’un certain nombre de facteurs, certains anciens, d’autres plus récents.

Parmi les facteurs « anciens », on peut citer notamment :

• le différend euro-américain sur les subventions au secteur aéronautique qui n’est pas nouveau. L’accord relatif au commerce des aéronefs civils de 1979 était supposé mettre un terme à la guerre des subventions dans le secteur. La réalité est différente : les deux côtés de l’Atlantique se sont autorisés quelques libertés par rapport à celui-ci imprécis sur plusieurs points et ce différend dure depuis des années ;

• l’acier : traditionnellement, les États-Unis ont pris des mesures (antidumping, antisubventions) pour protéger les secteurs de l’acier ou de l’aluminium. Depuis la création de l’OMC, cette question a directement fait l’objet de six procédures de règlement des différends uniquement de la part de l’Union Européenne. Les mesures récentes s’inscrivent donc dans une histoire ancienne.

Dans les facteurs les plus récents, on peut retenir deux grandes sources de préoccupations qui sont partagées par d’autres membres de l’OMC mais que l’administration Trump a décidé de prendre à bras-le-corps, avec les risques inhérents à cette politique :

• Une exaspération face aux abus d’un certain nombre de pays qui se réfugient derrière les exceptions introduites dans le système en faveur des pays en développement. Le système de l’OMC est ainsi fait que tout pays qui se déclare « en développement » peut prétendre bénéficier du traitement dérogatoire réservé par l’accord à ces pays (traitement spécial et différencié). En fin de compte, et à quelques exceptions près, les pays historiquement dits « développés » assument toutes les obligations de l’OMC. Certains pays ayant atteint un niveau de développement avancé n’assument donc pas les responsabilités qui devraient être les leurs dans le système et continuent à se protéger.

Autre sujet d’exaspération : les excès auxquels se serait livré l’Organe d’Appel de l’OMC dans le cadre de certaines procédures en outrepassant son rôle.

• Le comportement de la Chine. On pensait, lors de son accession à l’OMC, qu’en reprenant ses règles, la Chine deviendrait nécessairement, mécaniquement, une économie de marché à l’occidentale. Or, avec une habileté remarquable, ce pays a su développer un mode de gouvernance original, alliant comportement capitaliste, intervention de l’État et transfert forcé de technologies. Qui plus est, la Chine ne s’inscrit pas dans la vision classique de la division internationale du travail. Elle produit tout et organise ses pratiques de production et méthodes de distribution pour progressivement contrôler les filières à l’échelle mondiale et écarter ses concurrents : route la soie, investissements industriels sensibles dans des pays en développement, contrôle des ports, pratiques déloyales en matière de marchés publics, etc.

 Des réponses adaptées à la mesure des enjeux

Certains de ces différends anciens doivent être réglés par la voie de la négociation. Il en va ainsi de l’affaire Airbus-Boeing. À quoi bon procéder à des retraits de concessions de £ 8 milliards du côté américain pour ensuite se trouver confronté à des retraits pouvant aller jusqu’à $12 milliards du côté européen dans quelques mois ? L’intérêt des deux parties et des deux constructeurs est de se mettre d’accord sur des disciplines mutuellement convenues alors que se dessine la concurrence des mo-dèles chinois, concurrents des Airbus et des Boeing. L’intérêt des deux économies est d’éviter de s’infliger des coûts additionnels qui ne feront que réduire leur compétitivité par rapport à leurs concurrents extérieurs. On peut aussi s’interroger sur l’opportunité et l’utilité des mesures envisagées par les États-Unis dans le secteur automobile à l’égard de l’Union européenne.

La procédure de règlements de l’OMC est présentée comme la pierre angulaire du système commercial multilatéral. En fait, c’est l’OMC qui en est la pierre angulaire ; son existence doit être protégée à tout prix. Elle est la garantie de conditions de commerce prévisibles, de disciplines mutuellement convenues, généralement respectées. La procédure de règlement des différends telle que mise en place par l’Accord de Marrakech a donné des « dents » au système. L’Union européenne en a été l’ardent défenseur. Les États-Unis étaient plus hésitants. Ce mécanisme donne à chacun de ses membres, même le plus faible, un droit d’obtenir le respect des engagements de tout autre membre de l’Organisation. C’est un facteur essentiel non seulement de démocratie internationale mais de respect par tous de la règle de droit et en définitive, de paix. Ôter à ce système l’outil permettant le respect des engagements reviendrait à l’affaiblir dangereusement en rétablissant la loi de la jungle qui prévalait auparavant, du temps du GATT. Diverses propositions notamment de l’Union européenne ont été faites pour le moderniser et l’encadrer là où des sensibilités ont été identifiées. C’est la route à suivre et non celle de la destruction.

Le problème central du système est bien celui de l’intégration des pays en développement et tout particulièrement de la Chine.

Il faut tirer un trait sur l’héritage d’une période où, par principe, le monde occidental devait assumer toutes les responsabilités dans la conduite des affaires du monde. Aujourd’hui n’est plus le temps de la Quad (États-Unis, Canada, Japon, Communauté Européenne) des années 1990. Aujourd’hui est le temps du G20, groupe au sein duquel chacun doit prendre des responsabilités.

La Chine a enregistré en 2018 un excédent de $ 420 milliards à l’égard des États-Unis, un chiffre qui est l’équivalent du déficit additionné des 11 par­tenaires suivants avec lesquels les États-Unis sont en déficit. Pour sa part, l’UE (28) a enregistré un déficit de 185 milliards d’euros. La production chinoise encadrée par une planification économique ambitieuse (« Made in China 2025 »), soutenue et financée par une organisation d’État peu transparente, se développe dans tous les secteurs économiques et particulièrement dans les nouvelles technologies en vue de mettre en place des champions nationaux. Dans le même temps, les conditions d’accès au marché chinois sont rendues difficiles en raison de l’existence de barrières non tarifaires pour les produits et les services. L’investissement étranger est soumis à des obligations en matière de transferts de technologie. Les reculs américains au début de la période Trump ont ouvert à la Chine un espace fantastique de développement et de leadership dans le monde.

La maîtrise de la situation actuelle avec la Chine va bien au-delà du seul commerce. Cela dit, chaque dimension du multilatéralisme doit apporter une contribution à l’établissement de relations stabilisées, réductrices de tensions. C’est la raison pour laquelle il est urgent que la Chine accepte de participer à une mise à plat des règles de l’OMC en matière de subventions, de propriété intellectuelle et de transferts de technologie et ouvre son marché de manière non discriminatoire.

Le bras de fer entre les États-Unis et la Chine est engagé depuis des mois, sans résultats probants. La Commission européenne s’est prononcée en mars 2019 sur une vision stratégique de la relation UE-Chine. La pression monte au sein des milieux économiques de l’Union européenne. Il serait regrettable que les fantaisies d’une relation UE/États-Unis détournent ces deux acteurs de leur objectif commun et urgent d’une Chine pleinement intégrée dans le système et ouverte.

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