Par Harold Maignan, chargé de mission – bureau Justice pénale et civile du Secrétariat Général des affaires européennes et affilié à l’association des alumni du mastère spécialisé « Expert(e) en affaires publiques européennes » de l’ENA et de l’INSP
Confrontations Europe publie une série de synthèses analytiques des auditions des Commissaires désignés pour 2024. Dans ce cadre, Harold Maignan, chargé de mission auprès du bureau Justice pénale et civile du Secrétariat Général des affaires européenne, analyse l’audition de la Finlandaise Henna Virkkunen, Vice-présidente exécutif chargé de la souveraineté technologique, de la sécurité et de la démocratie.
La dépendance de l’Union européenne face à de grandes puissances étrangères comme les États-Unis suscite des préoccupations croissantes, certains allant jusqu’à comparer le Vieux continent à des herbivores face aux carnivores outre-Atlantique. Il s’agit d’un sujet particulièrement d’actualité en matière de nouvelles technologies, mais également d’une priorité pour la future Commission Von der Leyen qui prévoit un portefeuille dédié à la « souveraineté technologique » de l’Union. L’enjeu est de taille : aujourd’hui, la majorité des infrastructures numériques, des services de cloud aux réseaux sociaux, est dominée par des entreprises américaines et chinoises, plaçant l’Europe dans une position vulnérable, à la merci des caprices des dirigeants étrangers. Cette dépendance soulève des problématiques de souveraineté, de sécurité des données et de compétitivité économique. Alors que la Commission européenne redouble d’efforts pour reprendre le contrôle, l’Union se trouve à la croisée des chemins : comment assurer son indépendance numérique sans pour autant rentrer dans le « protectionnisme digital » ?
C’est l’épineuse question à laquelle doit répondre Henna Virkkunen, vice-présidente exécutive et Commissaire finlandaise désignée en charge d’un tout nouveau portefeuille, dédié à la Souveraineté technologique, à la Sécurité et à la Démocratie et auditionnée par les parlementaires le 12 novembre 2024.
Une problématique gravitant depuis longtemps dans l’espace européen
Si le portefeuille évoque une souveraineté technologique, c’est principalement sous un prisme marqué par le sujet de la souveraineté numérique que ce terme sera abordé ici. En effet, Virkkunen aura notamment la charge de superviser « la numérisation et l’infrastructure numérique »,qui est une composante essentielle à la compétitivité de l’Union et l’un des mantras de la nouvelle mandature Von der Leyen.
À ses départs boudée par l’Union au profit du terme « d’autonomie stratégique », la notion de « souveraineté numérique » est aujourd’hui sur toutes les lèvres à Bruxelles, mais également parmi les États membres. Il est ainsi utilisé dès 2010 en France pour alerter sur l’abandon de la « souveraineté numérique française » face aux États-Unis. La solution proposée était alors une alliance européenne pour contrer l’hégémonie américaine en matière de numérique. L’expression, qui reprend le terme « souveraineté », se veut intimement liée à une composante essentielle de l’État et se rattache à une forme d’indépendance, sous-entendant une maîtrise des infrastructures, de la donnée, des services et des compétences du numérique.
Au niveau européen, c’est à partir des révélations d’Edward Snowden en 2013, sur la surveillance de masse exercée par les États-Unis, que l’expression prend de l’ampleur. Certains États membres appellent alors à un sursaut législatif afin d’assurer une « souveraineté technologique » de l’Union. L’expression est réemployée aujourd’hui face à la montée en puissance des entreprises chinoises dans le domaine du numérique et se rattache à la création de technologies spécifiquement développées par des entreprises européennes.
C’est dans cette ambition d’extirper l’Union de son rôle de « colonie du monde numérique » que s’inscrit la présidente de la Commission, envisageant un Collège imprégné des enjeux du numérique, dont un portefeuille consacré à la Recherche et à l’Innovation, forçant dès lors à une articulation étroite avec le pré carré de Virkkunen. Pourtant, cette dernière a malgré tout rappelé la nécessité de continuer à collaborer avec les États-Unis sur ces sujets, démontrant une nouvelle fois l’emprise outre-Atlantique sur le numérique européen.
Une multiplication des initiatives européennes
De manière générale, la Commissaire désignée s’est limitée à une reprise des éléments figurant dans sa lettre de mission et dans ses réponses écrites au Parlement, sans annonce nouvelle sur son programme. À ce titre, elle a montré une bonne connaissance technique des dossiers mais en restant floue sur la future stratégie de l’Union en matière de données, de télécommunications, ou encore sur le volet plus technologique, par exemple en matière de semi-conducteurs.
Pour mémoire, l’Union a adopté plusieurs textes, notamment concernant les données, avec deux objectifs principaux : d’une part protéger la vie privée, et les droits fondamentaux de manière générale, en encadrant l’accès aux données personnelles (via le RGPD typiquement), d’autre part, favoriser l’innovation en facilitant le partage de données. En parallèle, le Digital Markets Act et le Digital Services Act visent à limiter le pouvoir des grandes plateformes et à renforcer la sécurité numérique. Sur ce sujet justement, Virkkunen a pu montrer quelques difficultés à convaincre sur sa capacité à faire appliquer la réglementation par les grandes plateformes numériques, spécifiquement dans le contexte de l’arrivée imminente de l’administration Trump. Cette critique peut aussi être faite quant à son argumentaire général concernant le renforcement de la souveraineté numérique et de la compétitivité.
La Commissaire désignée a également exprimé le souhait de commencer la discussion sur la nécessité ou non de réviser les objectifs fixés par l’Union il y a deux ans en matière d’infrastructures dans le cadre de la décennie numérique 2030. En effet, l’Union investit massivement dans des initiatives visant à renforcer ses capacités d’infrastructures comme le European Open Science Cloud EOSC, le Chips Act, le Quantum Flagship ou encore la stratégie européenne pour les données avec le Data Act, qui vise à stimuler la concurrence dans le domaine du cloud computing et à garantir la sécurité du stockage des données.
Quant au sujet bouillant de l’intelligence artificielle (IA), outre l’adoption, le 13 juin 2024, du premier règlement qui la régit, la Commission prévoit également plusieurs initiatives sur l’IA ciblées sur des domaines spécifiques. Virkkunen a quant à elle évoqué la mise en place d’une stratégie en matière d’IA articulée autour de 4 volets : usines de l’IA, applications d’IA, loi sur le développement du cloud et de l’IA, Conseil européen de la recherche sur l’IA.
L’importance de l’IA dans cette ambition d’une souveraineté numérique et technologique est d’ailleurs déjà bien identifiée, comme exprimé dans le rapport Draghi le 9 septembre dernier : « alors que le monde est désormais au seuil d’une nouvelle révolution numérique, déclenchée par la diffusion de l’intelligence artificielle (IA), une opportunité s’ouvre pour l’Europe de corriger ses lacunes en matière d’innovation et de productivité et de restaurer son potentiel industriel ». Un rapport sur lequel s’appuie d’ailleurs Virkkunen au sujet de l’IA.
Cette opportunité pour l’Europe, la Commissaire désignée à la souveraineté technologique est tout indiquée pour la saisir. L’objectif est indiqué dans sa lettre de mission en des termes clairs : « vous aurez la charge de stimuler l’innovation en matière d’intelligence artificielle, en la rendant plus sûre et plus digne de confiance ». Ce sujet représente l’un des chevaux de bataille de Virkkunen qui, peu après sa désignation, avait déclaré que l’Europe devrait devenir le « continent de l’IA », un propos réitéré lors de l’audition.
Une Union à la croisée des chemins
Dès lors, l’Union européenne se trouve à un carrefour stratégique. Alors que la course mondiale à l’IA s’intensifie, elle semble sur le point de rater un virage crucial. Le règlement IA privilégie une approche centrée sur les droits humains à l’instar du RGPD mais qui risque néanmoins de pénaliser l’Europe dans la compétition de l’IA.
Cette stratégie européenne s’appuie sur la mise en place de normes strictes pour encadrer l’usage des technologies, plutôt que sur une impulsion en faveur de l’innovation. L’approche repose sur l’idée que la « réglementation par la norme » pourrait garantir une IA éthique et responsable, protégeant les citoyens européens des dérives potentielles de cette technologie. Mais cela ne suffit peut-être plus. Dans un contexte où les géants de la tech nord-américains et chinois déploient des ressources colossales dans des programmes d’IA extrêmement avancés, cette démarche pourrait bien placer l’Europe en situation de dépendance.
Le risque est également celui d’une fragmentation sectorielle : l’Union multiplie les règles spécifiques pour chaque domaine impacté par l’IA, or cette « armada » normative peut créer un excès normatif qui découragerait l’innovation des entreprises européennes.
Quelle serait alors la solution pour stimuler l’innovation et permettre une réelle souveraineté numérique européenne ? Selon le rapport Letta publié le 17 avril 2024, il s’agirait du marché intérieur. En ajoutant aux quatre libertés déjà existantes une cinquième consacrée à la recherche, l’innovation, les données, les compétences, la connaissance et l’éducation, l’Union préviendrait le décrochage de l’économie européenne face aux États-Unis ou à la Chine.
Un modèle européen autant à affirmer qu’à adapter
L’audition de Virkkunen est empreinte d’une ambition en accord avec la fonction qu’elle convoite. Toutefois, plus que de bonne volonté, l’enjeu est de savoir si la Commissaire désignée, et a fortiori l’Union, sauront se doter d’une politique et de moyens à la hauteur de leurs ambitions, notamment à l’égard des Etats-Unis.
La souveraineté numérique européenne, et les défis qu’elle sous-entend, exigent que l’Union fasse progresser son identité. Cette identité s’exprime à travers une stratégie et un modèle basé sur les droits fondamentaux, plus « défensif » qu’« offensif », plus « herbivore » que « carnivore ». Or ce modèle, qui a su s’imposer à l’international, ne doit pas ployer face à la pression étrangère : tout au mieux doit-il évoluer et s’adapter. Quant à l’Union, elle doit également intérioriser qu’elle peut être une « puissance géopolitique sans égal ».
En 2022, Amazon, Microsoft et Google représentent 72 % du marché européen en la matière : « European Cloud Providers Continue to Grow but Still Lose Market Share », 27 septembre 2022, Synergy Research Group.
Parlement européen, Statement on « digital protectionism », 21 septembre 2015.
Commission européenne, lettre de mission adressée à Henna Virkkunen, 17 septembre 2024.
A. Desforges,« Souveraineté numérique en France : du débat polarisé aux actes dispersés », in A. Cattaruzza, D. Danet, S. Taillat (dir.), La Cyberdéfense, Armand Colin, 2ème édition, 2023, pp. 127-133.
M. Hohmann, T. Maurer, R. Morgus, I. Skierka, « Technological Sovereignty : Missing the Point ? », Transatlantic Dialogues on Security and Freedom in the Digital Age, 2014, 40 p.
Commission des affaires européennes du Sénat, « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? », rapport d’information n° 443, 2013.
Avec Valdis Dombrovskis, Commissaire chargé de la Mise en œuvre et de la Simplification, investi sur la mise en œuvre de la réglementation numérique existante et la réduction de la bureaucratie ; Roxana Mînzatu, nommée vice-présidente exécutive et Commissaire chargée des Personnes, des Compétences et de la Préparation, et responsable de l’impact du numérique sur l’évolution des métiers.
Voir notamment : A. Bradford, The Brussels Effect: How the European Union Rules the World, Oxford University Press, 2020, p. 25 ; ou encore G. Buttarelli, « The EU GDPR as a clarion call for a new global digital gold standard », European Data Protection Supervisor, 1er avril 2016.
Prise de parole d’Emmanuel Macron à l’occasion du sommet de la Communauté politique européenne à Budapest, 7 novembre 2024.
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