Retour sur l’appel des 14 économistes français et allemands

Thierry PHILIPPONNAT

Directeur de l’Institut Friedland

Le débat autour de la réforme de la zone euro a pris de l’ampleur dès le début de l’année. Le 16 janvier, quatorze économistes français et allemands(1) ont lancé un Appel appelant à la nécessaire refondation de la zone euro. Thierry Philipponnat nous livre ici une lecture critique de ces propositions denses et constructives. Très vite, Marcello Messori et Stefano Micossi(2) ont réagi. Des réponses ont été apportées notamment par Jean Pisani-Ferry et Jeromin Zettelmeyer(3). Un plan sur l’avenir de la zone euro a été publié par Politico signé de Pervenche Bérès, Laurence Boone, Gerhard Schick…(4) Confrontations Europe s’est saisi du débat et a organisé début avril un séminaire autour d’Agnès Bénassy-Quéré, Dominique Graber et Thierry Philipponnat(5) afin d’apporter sa pierre aux échanges. C’est cet ensemble d’analyses que nous choisissons de publier ici.

L’initiative récente de quatorze économistes français et allemands visant à réconcilier solidarité et discipline de marché dans la zone euro participe d’une volonté de dépasser le clivage connu entre pays partisans de l’un et l’autre mode de gestion. En 26 pages très denses, la contribution des 14 tente de dresser de façon pragmatique le tableau d’une zone euro plus cohérente et compatible avec les contraintes politiques qui sont les siennes.

La clef de lecture sera de considérer ces propositions comme une étape dans la direction d’une zone euro cohérente, et non comme une tentative d’esquisser la solution ultime ou parfaite. Notre filtre consistera à regarder si les mesures proposées vont, d’un point de vue économique, dans la direction des objectifs annoncés, et non à les comparer avec un ­design idéal de la zone euro.

Afin de réconcilier solidarité et discipline de marché au sein de la zone euro, le papier des 14 articule ses propositions autour de trois axes : la cohérence économique de la zone euro, les mécanismes institutionnels à même de faire advenir une meilleure gouvernance et la réforme de l’architecture financière de la zone euro. Nous les étudierons point par point.

Améliorer la cohérence économique de la zone euro

Parmi les mesures proposées sur ce point, une proposition importante consisterait à lier le niveau des dépenses budgétaires d’un État à celui du potentiel de croissance de son économie. Cette mesure a un sens économique fort et, en tout état de cause, supérieur à la règle mécanique actuelle limitant les déficits publics à 3 % et la dette publique à 60 % du PIB.

Pour être cohérente, cette mesure n’en est pas moins sans faiblesses conceptuelles, du fait, d’une part, de la fragilité de la notion de croissance potentielle et de la difficulté de son évaluation et, d’autre part, de l’absence de prise en compte du lien entre soldes budgétaires, soldes extérieurs et niveau d’épargne des pays. Or, ce lien crée une situation où les déficits des uns sont mécaniquement le reflet des excédents des autres.

Par ailleurs, la mise en œuvre opérationnelle de cette mesure n’est pas simple (sa description ne comporte pas moins de 9 points !) et ne va pas assez loin quand il est question de forcer les États ne respectant pas les règles budgétaires à se financer par le biais d’obligations subordonnées (« juniors »). Cette piste est la bonne mais il faudrait que ces obligations subordonnées puissent subir une perte en capital : la proposition faite d’une simple prorogation de l’échéance n’est pas suffisante. Un marché financier requiert, afin de remplir sa fonction d’allocation de l’épargne, que les investisseurs encourent un risque de perte de leur capital.

Deux idées fortes émergent ici. En matière de gouvernance économique, les signataires de l’Appel envisagent de séparer les rôles de décision et de surveillance, le premier revenant à la Commission européenne (avec différentes variantes possibles), et le second au Mécanisme Européen de Stabilité (MES). Cette proposition est certes moins ambitieuse que la solution(6) qui consisterait à avoir un ministre des finances de la zone euro responsable devant les représentants du Parlement européen émanant de la zone euro, mais probablement plus réaliste à court terme. Ce serait une étape dans la direction d’une cohérence accrue de la zone.

Sur le volet de la gouvernance financière, les 14 proposent de conférer la pleine autorité au Conseil de résolution unique pour mettre en œuvre, et non simplement élaborer, les plans de résolution et de redressement des banques. Il n’est, pour se convaincre de la pertinence de cette proposition, que de constater, par exemple, que le système actuel de prise de décision a conduit le contribuable italien à débourser… 31 milliards d’euros depuis 2015, ce qui est en contradiction avec l’objectif du mécanisme européen de résolution, adopté en 2014, de protection des budgets publics contre les faillites bancaires.

Renforcer l’architecture financière de la zone

Les réformes proposées ici visent deux objectifs. Tout d’abord, mettre fin au cercle vicieux de dépendance mutuelle entre banques et États qui conduit les banques à financer leur État d’origine en comptant sur ce dernier pour les sauver en cas de problème. Ensuite, donner la possibilité aux investisseurs de financer les États de la zone euro en prenant le moins de risques possible et, de façon réciproque, permettre aux États de la zone euro d’accéder aux marchés financiers à un coût contrôlé même dans les moments de turbulence.

Comment mettre en place de telles réformes ? Là encore l’Appel est très détaillé.

La première mesure consisterait à appliquer aux banques une « concentration charge » définie comme une exigence de capital réglementaire supplémentaire s’appliquant lorsqu’un certain seuil de détention de la dette de leur pays d’origine est dépassé. Cette mesure a le mérite de reconnaître implicitement que la dette des pays membres de la zone euro n’est pas sans risque. En tant que telle, elle va dans la bonne direction. Pour autant, elle ne suffira pas à résoudre le problème du lien néfaste entre banques et pays de la zone euro qui perdurera tant que la réglementation prudentielle bancaire entretiendra, en leur appliquant une pondération nulle, la fiction de l’absence de risque des dettes souveraines.

La deuxième mesure a pour but de renforcer l’Union des marchés de capitaux et d’affermir les pouvoirs et la gouvernance de l’Autorité européenne des marchés financiers(7) en tant que facteurs d’amortissement des chocs financiers dans la zone euro. Si ces points sont effectivement importants dans une optique de développement d’un marché financier européen permettant un meilleur financement de l’économie, cette mesure ne contribuera pas par elle-même à amortir les chocs financiers de la zone euro ni à résoudre le problème créé par le lien entre banques et États.

L’« actif sûr » ne saurait être une solution

La troisième mesure vise au développement à grande échelle d’un « actif sûr » (“safe asset”) constitué d’obligations souveraines émises par les États de la zone euro. Cet « actif sûr » serait censé avoir pour vertu d’amortir les variations de marché, ce qui serait bénéfique aux investisseurs et créerait ipso facto une demande pour les obligations souveraines en euro, et bénéficierait ainsi en retour aux États émetteurs. L’ingénierie financière, même la plus habile, ne peut néanmoins jamais occulter les réalités économiques fondamentales. Cet « actif sûr » ne saurait être une solution pour plusieurs raisons. Si aucune obligation émise par un État de la zone euro ne peut être considérée comme étant sans risque, il n’est pas cohérent de considérer qu’un panier constitué de telles obligations puisse l’être. Ensuite, l’idée qu’un panier de valeurs mobilières amortisse les variations des prix de marché de ses ­composants ne correspond pas à la réalité puisqu’elle est fondée sur l’existence d’un arbitrage sans risque qui n’existe pas sur les marchés financiers. Troisième raison, si les banques concentrent aujourd’hui leurs achats sur les obligations émises par leur État d’origine, ce n’est pas parce qu’elles ne savent pas composer elles-mêmes un panier diversifié (cela est trivial), mais parce que cela leur offre une garantie implicite d’être sauvées en cas de nécessité. Quatrième point, il est paradoxal de présenter l’« actif sûr » à la fois comme un outil permettant un meilleur accès des émetteurs aux marchés dans les périodes de turbulence et de prévoir un mécanisme d’exclusion des émetteurs ayant perdu l’accès aux marchés. Et, dernier argument, l’émission sur le marché primaire d’un actif de ce type nécessiterait la coordination des programmes d’émission des différents États membres de la zone, ce qui est hautement irréaliste…

Les propositions des quatorze économistes, analysées ici trop succinctement, ne dessinent pas la zone euro idéale mais constituent une base réaliste pour progresser dans cette direction. En cela, elles doivent être saluées, débattues et approfondies. Néanmoins, leur plus grande faiblesse vient de l’hésitation, présente dans l’ensemble du texte, à reconnaître le rôle du libre fonctionnement des marchés financiers. La proposition simultanée de mécanismes d’incitation des émetteurs par les prix de marché et de mesures visant à éviter les variations de marché plonge le lecteur dans le doute quant à l’intention générale du document. L’un des problèmes majeurs de la zone euro réside dans l’asymétrie de traitement entre créanciers et débiteurs dans l’application de la discipline de marché : appliquer cette discipline aux débiteurs mais pas, ou pas systématiquement, aux créanciers ne fera qu’entretenir les incohérences de la zone euro et nourrir des voix populistes trop heureuses de voir la thèse de la collusion entre financiers et responsables politiques ainsi confortée.

Notes de bas de page

1) Centre for Economic Policy Research n° 91 – January 2018. Agnès Bénassy-Quéré (École d’Économie de Paris, Université P. Brunnermeier (Princeton University), Henrik Enderlein (Hertie School of Governance et Institut Jacques-Delors, Berlin), Emmanuel Farhi (Harvard University), Marcel Fratzscher (DIW et Université Humboldt, Berlin), Clemens Fuest (Institut Ifo et Université de Munich), Pierre-Olivier Gourinchas (Université de Californie, Berkeley), Philippe Martin (Sciences Po Paris et Conseil d’Analyse Économique), Jean Pisani-Ferry (Bruegel, Institut Universitaire Européen, Hertie School of Governance et Sciences Po), Hélène Rey (London Business School), Isabel Schnabel (Université de Bonn et « Conseil des Sages »), Nicolas Véron (Bruegel et Peterson Institute for International Economics), Beatrice Weder di Mauro (INSEAD et Université de Mayence) et Jeromin Zettelmeyer (Peterson Institute for International Economics).

2) Marcello Messori (professeur d’économie au Département de Science Politique à l’Université de LUISS de Rome) et Stefano Micossi (professeur honoraire au Collège de Bruges).

3) www.ceps.eu/system/files/JPFandJZ_MMFallacies.pdf.

4) www.politico.eu/article/opinion-blueprint-for-a-democratic-renewal-of-the-eurozone.

5) Agnès Bénassy-Quéré est professeur associée à Paris School of Economics et à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Dominique Graber est directrice des Affaires publiques européennes de BNP Paribas et vice-présidente de Confrontations Europe. Thierry Philipponnat est directeur de l’Institut Friedland.

6) Cf. www.politico.eu/article/opinion-blueprint-for-a-democratic-renewal-of-the-eurozone.

7) Acronyme anglais ESMA.

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