Quelles perspectives pour renforcer la zone euro ?

Anne MACEY

Déléguée générale de Confrontations Europe

Notre avenir commun se joue actuellement. Et le défi est de taille, tant les pays européens sont divisés. Comment viser non seulement la stabilité mais aussi l’investissement ? Comment consolider la zone euro sans porter atteinte à la cohésion de l’Union ? Une véritable stratégie de développement de l’Union ne nous permettrait-elle pas de relever le potentiel de croissance et de nous en sortir par le haut ?

Le contexte politique a son importance. Alors même que la tentation de repli continue à progresser, les Européens demeurent attachés à l’euro. La monnaie commune que nous partageons à 19 est, plus qu’une monnaie, la marque d’un projet politique. Reste que le statu quo est intenable : les pays divergent, et pas seulement budgétairement, comme en témoignent les asymétries des balances de paiement courant. Les pays fourmis du Nord n’ont pas confiance dans les pays cigales du Sud, qu’ils considèrent comme des puits sans fond. À l’inverse, les pays du Sud rendent ceux du Nord res­ponsables de l’austérité (sans compter le manque de solidarité à l’égard des réfugiés). Nos pays sont divisés entre ceux qui demandent légitimement que chacun soit responsable, et ceux qui auraient besoin d’investir pour retrouver des perspectives de développement. Comment s’assurer que nous pourrons faire face à la prochaine crise et en même temps relever la croissance potentielle pour tous ?

Dans ce contexte, l’Appel des 14 économistes doit être salué comme un bel effort pour ­rapprocher les positions françaises et celles ­d’Allemands plus conservateurs, même s’il ne constitue pas en soi le compromis franco-allemand. Surtout, cet Appel ne forme pas encore la trame d’un compromis possible avec les huit pays du Nord, emmenés par les Pays-Bas qui refusent tout budget de la zone euro, tout transfert permanent entre États membres et prônent la restructuration automatique de la dette d’un État qui deviendrait insoutenable. Or, si la dette souveraine italienne devenait un jour insoutenable, une telle restructuration plomberait le système bancaire italien et partant, compromettrait la participation de l’Italie à l’euro. Entre Charybde (restructuration automatique) et Scylla (tabou de la restructuration), l’Appel propose un niveau de solidarité permettant de restructurer la dette d’un pays tout en lui permettant de rester dans la zone euro.

Pour autant, cet Appel rencontre aussi des réticences de la part de l’Italie quant à la réduction de la boucle entre dettes souveraines et dettes bancaires. Il faudra bien, pour convaincre les Italiens mettre sur la table d’autres éléments. Reste que les partis sortis en tête des dernières élections n’entendent pas a priori respecter les règles budgétaires. Notre Europe a trop souffert d’un manque de responsabilité budgétaire des États nationaux et la confiance entre peuples européens est pour le moins distendue.

Stabilité et investissement

Dès lors, la piste de faire bouger le Pacte de Stabilité et de Croissance, dont les règles automatiques sont inefficaces et procycliques, va dans le bon sens, avec la proposition d’une évolution des dépenses publiques inférieures au PIB pour viser un objectif de réduction de la dette publique. Rétablir la confiance exige un engagement ferme des pays à réduire sur le moyen terme leur dette publique sans pour autant plomber leur croissance. Redonner des perspectives suppose que les règles budgétaires ne soient pas trop dures en période de crise, ni trop molles en période de reprise. Cette piste peut y contribuer. Elle ne suffira pas, en l’état, à remédier aux problèmes structurels des pays qui engagent des restrictions budgétaires nationales susceptibles de porter atteinte à leur potentiel de croissance.

Aujourd’hui, à défaut de budget de zone euro, c’est l’Union bancaire, indispensable pour la stabilisation de la zone euro, qui est en haut de l’agenda européen. Ce partage des risques privés devra s’accompagner d’un partage des risques publics, mais l’assurance des dépôts est bloquée depuis deux ans au Conseil. La proposition de la Commission européenne pour la débloquer fait la part belle à la stabilité, mais pas à la croissance, en proposant un compartiment abondé par des capitaux issus des banques et donc non disponibles pour les PME. L’Appel propose, lui, un mécanisme de réassurance avec un compartiment national d’abord, puis européen, également abondé par les banques mais sous forme de liquidités, sans geler de fonds pour les PME et le long terme.

Zone euro et cohésion de l’Union

Autre défi majeur : comment consolider la zone euro sans que cela se fasse au détriment de la cohésion de l’Union ? Angela Merkel l’a bien compris, en réaffirmant récemment qu’elle voulait progresser vers le renforcement de la zone euro, mais seulement dans la mesure où cela ne se ferait pas au détriment de la cohésion de l’Union, qui demeure le principal acquis européen.

Dans ces conditions, le sujet prioritaire n’est-il pas la bataille pour le budget européen qui se joue cette année ? N’est-ce pas là l’opportunité à ne pas louper de se battre pour inclure au sein du budget européen une ligne zone euro(1) ? Allons-nous lâcher cet objectif et renvoyer cet enjeu essentiel à un calendrier par étapes qui dans les faits reviendrait non plus à une refondation, mais à une méthode cosmétique des petits pas difficile à distinguer clairement d’un statu quo ?

Le terrain pour trouver un accord sur le renforcement de la zone euro existe, même si les obstacles ne sont pas levés. L’accord de coalition entre les partis allemands comporte une mention explicite du budget de la zone euro. Reste que tout reste à définir pour ne pas s’accorder sur des « objets sans contenus  », traditionnelle tentation française. S’il s’agit exclusivement d’un budget de stabilisation, et non d’un budget d’investissement, alors nous n’aurons rien obtenu de tangible. Quelles entités démocratiques porteront un tel budget (quel gouvernement ? quelle mission pour le ministre de l’Économie et des Finances de la zone euro ? Quelle responsabilité et devant quel parlement ?) Quels biens communs propres à la zone euro doit financer ce budget ? Stabilisation et convergence, sans cohésion, n’y suffiront pas. Il faudra investir et mutualiser pour investir, mais si les investissements portent sur la transformation numérique et la transition écologique, comment ne pas voir que ces enjeux ne se posent pas seulement au niveau de la seule zone euro, mais au niveau de toute l’Union, c’est-à-dire du marché intérieur à 28 ?

Alors, comment s’en sortir ? Deux pistes complémentaires se dessinent.

Première piste : la définition des biens communs spécifiques que le budget de la zone euro devrait financer. Avec la monnaie unique, la dévaluation n’est plus possible pour remédier aux écarts entre pays. Une politique d’investissement est nécessaire pour s’assurer que ces écarts ne s’accroissent pas. Elle exige que les États les plus endettés modernisent pour réduire leurs dépenses de fonctionnement. En contrepartie de ces efforts qui conduisent en pratique à sabrer aussi des dépenses d’investissement indispensables à l’avenir, les autres États pourraient alors accepter de mutualiser des investissements au sein de la zone euro indispensables à relever le potentiel de croissance (dans le numérique, les transports…). Pourquoi ne pas esquisser un plan Juncker pour la zone euro, qui serait centré sur les besoins les plus criants et les moins couverts : l’investissement humain et les infrastructures sociales ?

Deuxième piste : concevoir une Europe différenciée, mais en partant du cadre à 28. Et envisager des coopérations renforcées ouvertes dès le départ à tous sans exclusion, tout en refusant tout veto de pays non désireux de participer à ce stade. Cette force d’entraînement ne serait alors pas perçue comme se faisant au détriment de ceux qui n’en sont pas.

Au fond, la question cruciale n’est-elle pas que l’Europe n’a pas de véritable stratégie de développement, contrairement à la Chine et aux États-Unis, alors qu’une véritable stratégie européenne d’investissement de long terme permettrait de relever la croissance potentielle et engendrer les revenus nécessaires au financement de la dette ? Chacun sait que la soutenabilité d’une dette publique ne se définit pas de manière absolue mais par rapport à un niveau de développement, comme l’a rappelé avec force Michel Aglietta. À croissance potentielle plus élevée, on change le régime de croissance avec la transformation des structures productives par des investissements plus efficaces parce qu’ils sont transnationaux, comprennent d’importantes externalités, et ne sont pas inspirés par le « chacun pour soi ». La priorité n’est-elle donc pas un budget européen amorçant cette nouvelle phase de développement durable de long terme pour l’ensemble de l’Europe ? Comment permettre aux économies européennes de reconverger sans investir et mutualiser ?

Mais comment emprunter cette voie de « sortie par le haut » quand nous ne savons plus faire de l’investissement public et que les marchés financiers financent très mal le long terme ? Les investissements n’ont-ils pas besoin de marchés européens construits pour être rentables, avec des signaux-prix en cohérence ? Comment résoudre les problèmes de stabilisation et de développement si nos marchés demeurent fragmentés, sans articuler marché intérieur et union bancaire, sans consolidation bancaire paneuropéenne ? N’est-il pas urgent de faire monter les questions de supervision, qui telles quelles obèrent le financement de l’économie, et les questions de fusions-acquisitions, pour faire réussir l’Union des marchés de capitaux ? Nous cherchons à développer une finance durable, ne devrions-nous pas viser une réorientation de la finance vers des missions d’intérêt européen de long terme qui dépassent la seule « finance verte » ? Une croissance potentielle plus élevée permettrait de réduire de beaucoup le problème de stabilisation.

1) Comme l’a rappelé Philippe Herzog lors du séminaire organisé par Confrontations Europe le 4 avril dernier à Paris.

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