Les Grecs dans la tourmente

Xénophon YATANAGAS

Ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne

Ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne où il a travaillé pendant trente ans, acteur engagé pour l’Europe dans son pays, le juriste Xénophon Yatanagas nous livre un témoignage sans fard sur son pays, la Grèce, aujourd’hui plus que jamais dans l’oeil du cyclone.

© Fotolia.fr / Djama
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Carole Ulmer : Dans un sondage publié par le quotidien To Vima, 72 % des Grecs seraient favorables à un accord entre le gouvernement grec et ses partenaires européens et 80 % souhaitent rester dans l’Union européenne. Comment expliquez-vous cet état d’esprit des citoyens, électeurs du gouvernement Tsipras ?
Xénophon Yatanagas : La population grecque est ambivalente car la situation est compliquée. La population a beaucoup souffert pendant les cinq dernières années. Les aménagements budgétaires ont été réalisés de manière violente, ils ont touché principalement les couches les plus vulnérables. Le chômage a grimpé en flèche pour atteindre 28 % de la population active et 60 % des jeunes entre 18 et 30 ans. Donc nombreux sont ceux qui, confortés par des promesses démesurées, ont cru que le nouveau gouvernement pour- rait apaiser leurs souffrances, tout en souhaitant en même temps rester dans l’euro. Cependant mes compatriotes ont du mal à comprendre qu’être dans l’euro comporte des obligations. Ils croient que la Grèce a le droit d’être dans l’euro puisque « Europe » est un mot grec. Même Valery Giscard d’Estaing disait qu’on ne peut pas faire jouer Platon en deuxième division. C’est pourquoi 80 % des Grecs affichent leur souhait de rester dans l’euro, et le même pourcentage de citoyens souhaite que le gouvernement négocie fermement avec Bruxelles et ne fasse pas de concessions. Cet état d’esprit est très difficile à expliquer. Pourtant, il est clair que la Grèce doit faire des réformes importantes pour consolider sa place dans l’euro.
U. : Quelles sont les réformes souhaitables en Grèce ?
Y. : Faire avancer le volet des privatisations me semble essentiel : il s’agit de mieux mettre en valeur les avoirs de l’État. On a des plages extraordinaires, des aéroports sur des îles que tout le monde convoite, des ressources minières importantes… Or le gouvernement veut fermer une mine d’or à Skouries, il tergiverse sur les aéroports. Or il ne s’agit pas de les « donner » aux Allemands ! Les aéroports ne partent pas du pays, ce sont des concessions de 30/40 ans, suivies d’investissements très importants qui vont créer des emplois dont on a cruellement besoin. Autres domaines-clés de réformes souhaitables : la flexibilisation des rapports sur le marché du travail et la réforme du système de sécurité sociale. Ce dernier n’est pas viable, tout le monde le sait mais personne n’accepte de faire bouger les choses, notamment sur les retraites. Enfin la bureaucratie tient une place beaucoup trop importante. Il faut quasiment cent signatures pour créer une entreprise, ce qui n’attire pas les investissements. Il y a aussi une sorte d’idolâtrie de l’État. Les fonctionnaires sont intouchables. Or ils sont pléthoriques et ils bénéficient de privilèges salariaux sans rapport avec la productivité et la compétitivité du pays (entre 1996 et 2006, le salaire moyen a progressé de 126 % pendant qu’en Allemagne il augmentait de 2,5 %). Chaque administration opère en vase clos. Il n’y a pas de connexions modernes entre l’administration et les citoyens. C’est la source de corruption, de retards multiples qui rendent l’administration totalement inefficace.
U. : Pourquoi ces réformes n’ont-elles pas été faites ?
Y. : Les gouvernements précédents ont consacré l’essentiel de leurs efforts à l’adaptation financière au prix de coupes drastiques dans les pensions et salaires. Les réformes structurelles, qui auraient pu amener à des résultats économiques positifs en évitant de graves répercussions sur les revenus de la population, ont été quasiment abandonnées. Les pro- fessions dites fermées le restent encore largement.
Néanmoins je tiens à souligner que dans cette crise, les Grecs ne sont pas les seuls fautifs. L’Europe n’est pas dépourvue de toute responsabilité. Elle y a même contribué en ne faisant pas les contrôles sur l’utilisation des subventions agricoles et des fonds structurels avec l’efficacité nécessaire, en faisant une application laxiste et parfois biaisée du pacte de stabilité et surtout en ayant créé une monnaie unique sans une politique économique capable de la soutenir et sans avoir prévu des mesures de prévention et de répression des situations de crise qui pouvaient en résulter.
U. : Quelles réformes seraient socialement acceptables ?
Y. : La réforme la plus largement plébiscitée par les Grecs, et où j’avais placé personnellement beaucoup d’espoir, était la réforme de la fiscalité et de la perception des impôts. Le combat contre la corruption et l’évasion fiscale est en effet un point clé pour les citoyens grecs. Ce gouvernement pouvait obtenir des résultats importants dans ce domaine. Or, pour le moment, rien n’est probant.
U. : Selon vous dans quel sens l’Europe va-t-elle agir ?
Y. : Je vais risquer une prévision : je ne crois pas que nos partenaires européens vont beaucoup modifier leur position par rapport à celle qui était convenue avec les gouvernements précédents, qui pourtant étaient idéologiquement plus proches d’eux. Car, même si le peuple grec pense que, parce que le nouveau gouvernement a dit stop à l’austérité, c’est la fin de l’austérité, il y a une nécessaire continuité de l’État, donc de ses obligations.
Néanmoins, à mon sens, les partenaires européens ne veulent pas être tenus responsables d’une éventuelle faillite de la Grèce. Donc, je crois qu’ils vont prendre en charge les obligations externes du pays vis-à-vis du FMI et de la BCE d’autant plus qu’ils ont pris leurs dispositions (ils ont gardé 18 milliards du programme). Ils vont ensuite attendre de la Grèce qu’elle honore ses obligations internes, qu’elle fasse fonctionner seule la machine étatique. Si elle ne le peut pas, notamment si elle n’arrive plus à payer les retraites, ce sera la fin de ce gouvernement, de cette « parenthèse de gauche » comme disent certains. Car l’Europe ne peut pas aider la Grèce à faire fonctionner l’Etat en tant que tel.
Donc je ne peux pas exclure qu’un accord intervienne in extremis. Mais, est-ce que le gouvernement serait en mesure de le faire voter par sa majorité parlementaire ? On peut en douter. Et même si finalement l’opposition interne au gouvernement se calme, qui va appliquer cet accord ? Le gouvernement manque de personnel politiquement convaincu par la nécessité des réformes et reste très en recul par rapport à l’efficacité de gestion requise.
U. : Pensez-vous qu’une sortie de la Grèce de l’euro soit inéluctable ?
Y. : Je suis très pessimiste. Mon cœur souhaite une autre issue, mais ma logique me dit que malheureusement les choses en sont arrivées à l’extrême limite et qu’elles vont finalement mal tourner. Cependant mon espoir est que nos amis européens et américains vont réfléchir à deux fois avant de laisser tomber la Grèce sèchement. Car la Grèce est un pays géopolitiquement très important. Elle est dans le triangle d’enfer des troubles d’aujourd’hui entre l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Ukraine. Vu ce qui se passe autour d’elle, la Grèce est un pays stable, elle est une garantie de stabilité dans la région. Donc à mon avis nos partenaires vont exercer toutes les pressions possibles pour l’obliger à prendre des mesures pour réformer le pays, – j’ai honte de le dire, mais il faut un fouet extérieur pour que les Grecs se mettent à la tâche –, et assurer sa stabilité financière. Si la Grèce peut se remettre debout, si elle peut assurer ses obligations internes, alors il me semble réaliste d’amé- nager sa dette. Les Européens vont faire des pas en ce sens.
U. : Certains économistes évoquent l’idée de prêter de l’argent directement aux entreprises grecques, aux enfants grecs pour leur éducation… Qu’en pensez-vous ?
Y. : Plus l’argent va directement à des projets et non via l’administration, mieux c’est. J’ai malheureusement été témoin de nombreux scandales de détournements de subventions publiques par le passé.
U. : Enfin, que pensez-vous du rôle de l’Allemagne dans la gestion de la crise grecque ?
Y. : L’Allemagne joue aujourd’hui un rôle prépondérant dans les affaires du vieux continent, elle la domine de facto. Ne nous leurrons pas, c’est elle qui écrit la trajectoire de la construction européenne. Cependant l’Allemagne impose son leadership alors qu’elle devrait rechercher l’hégémonie, c’est-à-dire un leadership accepté, présupposant l’adhésion de ses partenaires européens. Entendons-nous bien, les thèses allemandes ont des mérites indiscutables. La rigueur budgétaire est absolument nécessaire. De même, le contrôle des budgets nationaux par une institution supranationale indépendante est la condition sine qua non pour que la BCE puisse émettre des euro- bonds, permettant à tous les États membres d’emprunter dans les mêmes conditions.
Or un climat anti-allemand gagne du terrain à grands pas en Europe, surtout dans les pays du Sud qui vivent de façon traumatisante la politique de discipline financière qui est imposée par Berlin. L’Allemagne n’a pas intérêt à maintenir ce climat car, en œuvrant contre la solidarité et la cohésion européenne, qui est le seul espoir pour les États européens de survivre dans la mondialisation, elle sape elle- même son propre projet pour l’Europe, c’est-à-dire la fédéralisation progressive du vieux continent.
U. : Que peut faire l’Allemagne pour être légitimée dans son leadership actuel ?
Y. : Pour renverser cette tendance néfaste, l’Allemagne devrait consacrer ses efforts et surtout des ressources pour appuyer le développement économique dans l’ensemble de l’UE. Ceci est d’autant plus nécessaire et urgent que la Commission européenne reproche à l’Allemagne ses excédents commerciaux excessifs qui sont liés à ses avantages concurrentiels et aux taux d’intérêt extrêmement bas, et qui poussent encore plus loin ses avantages par rapport à ses partenaires. De telles initiatives, sans mettre en danger la situation économique de l’Allemagne, seraient en mesure de rehausser son image aux yeux des citoyens européens et de lui apporter cette légitimité hégémonique qui lui manque.
Propos recueillis le 4 mai 2015 par Carole Ulmer
Directrice des études, Confrontations Europe

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