Le Fonds européen de défense ou l’enfant prodige de la défense européenne

Frédéric MAURO

Avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, établi à Bruxelles

Avec le Fonds européen de défense, l’Union européenne s’est enfin donnée, ce printemps, les moyens de mener une véritable politique industrielle de la défense. Le FED va permettre d’accélérer la coopération entre États membres, de neutraliser les effets du Brexit et de convaincre les États membres les plus réticents des vertus d’une autonomie stratégique européenne.

Le mois de mai 2018 restera comme une date importante dans l’histoire de l’intégration européenne dans le domaine de la défense. En effet, le succès du trilogue entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne sur le règlement relatif au Programme européen de développement industriel de défense (PEDID), qui constitue le volet « capacitaire » du Fonds européen de défense (FED), marque le lancement par l’Union européenne d’une authentique politique industrielle de défense. Le PEDID est ce qui est arrivé de mieux à la défense européenne depuis longtemps et il y a deux raisons à cela.

La première raison est que ce programme approche le « marché » de la défense non pas du côté de l’offre, comme la directive de 2009 sur les marchés publics de défense, mais du côté de la demande. En d’autres termes il met de l’argent sur la table, et pas seulement des règles. La seconde est qu’il est entre les mains non seulement des États membres, mais surtout des autorités européennes, la Commission et le Parlement. Or ces autorités sont les seules en capacité de faire prévaloir une vision de l’intérêt général européen qui soit autre chose que le plus petit commun dénominateur des intérêts nationaux. Cela tout simplement parce qu’elles prennent leurs décisions à la majorité. Ces deux raisons conjuguées font que – potentiellement – le PEDID est en mesure de changer la donne.

Mais au-delà de ces caractéristiques générales, le FED possède trois vertus susceptibles de faire de lui l’enfant prodige de la défense européenne.

 

Un fort effet de levier

La principale innovation du FED réside dans les modalités de financement proposées par la Commission. Pour simplifier, lorsqu’il s’agit de réaliser des prototypes opérationnels, le financement apporté par l’Union ne peut excéder 20 % de l’action, alors que dans le cas d’études préliminaires, le financement communautaire peut couvrir jusqu’à la totalité des coûts. Des bonus de financement supplémentaires peuvent certes être accordés dans certains cas, mais le point le plus important est que les programmes les plus aboutis et donc les plus onéreux devront être financés à concurrence de 80 % par les États.

La simple arithmétique permet de calculer l’effet de levier potentiel. Pour les années 2019 et 2020, le montant du PEDID s’élèvera au total à 500 millions d’euros, ce qui veut dire que ces crédits devraient pouvoir déclencher près de 2 milliards d’euros supplémentaires, soit au total 2,5 milliards sur les deux exercices. Mais à partir de 2021, il est question que l’Union européenne dépense plus de 1,5 milliard par an, dont 1 milliard pour le volet capacité (et 500 millions pour le volet recherche) montant auquel les États membres devraient ajouter 4 milliards d’euros, soit au total au moins 5 milliards d’euros par an. Autrement dit, grâce à l’effet de levier du FED, les États membres seront incités à coopérer progressivement cinq fois plus qu’actuellement en matière de R&D de défense d’ici les cinq années qui viennent. Ce qui permettrait au demeurant de neutraliser les effets du Brexit sur la R&D de défense européenne(1).

Au total, si la proposition de la Commission pour le prochain cadre financier pluriannuel était adoptée (13 Mds € pour le FED), cela permettrait de développer la coopération et l’effort de recherche & développement de défense européen, sans nécessairement augmenter les dépenses de défense. Dans un scénario où l’effet de levier jouerait à plein on pourrait imaginer un chemin de progression, calé sur les propositions de la Commission dans le cadre financier pluriannuel tel que celui figurant dans l’encadré ci-après.

Comment être sûr que les États membres accepteront de jouer le jeu ? Tout simplement en pariant sur le fait que, même s’ils n’en ont pas envie, ils ne voudront pas que l’argent commun serve à financer les compétiteurs de leurs propres entreprises. Il s’agit donc, potentiellement, d’un formidable accélérateur de coopération et d’un intégrateur européen.

De la même façon tous les États membres qui pour l’instant sont réticents à l’idée d’autonomie stratégique européenne, notamment parce que leur propre industrie de défense est intimement associée à l’industrie américaine ou britannique, s’apercevront rapidement que les fonds européens qui leur sont accessibles sont beaucoup plus importants quantitativement et créent davantage de valeur ajoutée que les compensations (offsets) qu’ils sont susceptibles d’obtenir en sous-traitance des programmes d’armement non européens.

Plus généralement, la question de l’éligibilité des entreprises, qui a fait couler beaucoup d’encre lors des travaux préparatoires, a finalement été tranchée dans un sens protecteur des intérêts européens, et ceci est à porter au crédit du Parlement européen qui, durant le trilogue, a marqué une volonté d’aller encore plus loin en la matière que l’orientation générale du Conseil, sous l’impulsion en particulier du travail effectué par le rapporteur du texte au Parlement européen, Françoise Grossetête.

Enfin, même les États qui ont une industrie de défense puissante et une planification de défense efficiente trouveront nécessairement un intérêt à coopérer pour les projets les plus importants qu’ils ne sont plus capables de financer tous seuls, comme, par exemple, les briques du Système de combat aérien futur (SCAF), du futur avion de combat, des drones, ou encore les missiles et le char de combat futur.

 

La prise en compte des petites et moyennes entreprises

Autre point à mettre au crédit du trilogue et des parlementaires européens : le règlement prévoit un dispositif de bonus de financement visant à rémunérer l’implication des PME et des entreprises de taille intermédiaire. Les colégislateurs ont choisi, ce qui est une disposition originale, de distinguer l’implication transfrontières des PME afin d’inciter à davantage de compétition à l’échelle européenne au niveau des chaînes d’approvisionnement. En outre, si l’action éligible est inscrite dans le cadre de la « coopération structurée permanente » elle pourrait bénéficier d’un bonus de 10 points de pourcentage supplémentaires. Au total, le financement d’origine européenne d’un prototype opérationnel pourrait atteindre 35 % du montant total.

La prise en compte des PME est très importante pour au moins deux raisons. La première est que d’une façon générale les petites entreprises constituent des structures plus favorables à la prise de risque et à l’innovation. Comme aiment à le dire nos amis américains, il est difficile de demander à des dinosaures (les grandes entreprises) d’être disruptifs… De fait, les exemples abondent de PME ayant été les premières à porter des innovations de rupture. La seconde raison est que tous les États membres de l’Union n’ont pas une industrie de défense développée. Mais tous ont des chercheurs et des entrepreneurs. Favoriser les PME, c’est donc favoriser la coopération intra-européenne et partant assurer la viabilité dans le temps du FED. Ce programme pourrait donc avoir un effet structurant sur l’industrie de défense et jouer un rôle similaire à celui joué aux États-Unis par le célèbre “Small Business Act”.

En conclusion, même s’il y a fort à parier que l’ossature réglementaire du FED qui entrera en œuvre en 2021 reposera pour l’essentiel sur le texte adopté pour le PEDID, d’importantes questions restent encore à trancher. Comment faire cohabiter les règles de la comitologie applicables aux programmes de l’Union et les modalités d’exécution financière du FED avec les modes de fonctionnement habituels du développement capacitaire ? Quel rôle réserver à l’Agence européenne de Défense ? Les États membres sauront-ils faire fonctionner cette agence d’une façon compatible avec les processus du FED, tout en la dotant du budget dont elle a besoin pour remplir ses missions classiques dans le cadre intergouvernemental et conduire des programmes de recherche et d’armement ? Abandonneront-ils le recours systématique au vote à l’unanimité pour voter enfin, conformément aux statuts de l’Agence, à la majorité qualifiée ? Parviendront-ils à développer un modèle d’interaction satisfaisant avec la Commission, y compris en s’appuyant sur l’OCCAr (Organisation conjointe de coopération en matière d’armement) pour assurer l’efficience de la gouvernance des actions financées ? Ou bien la Commission se résoudra-t-elle à gérer directement le fonds, comme l’y autorise le règlement financier de l’Union, ce qui conduira tôt ou tard à la création d’une direction générale consacrée à la Défense et sans doute également à l’Espace ?

L’avenir le dira, mais en tous les cas une chose est sûre : de toutes les initiatives en faveur de la défense européenne qui ont éclos dans la foulée du Brexit, le Fonds européen de Défense est assurément la plus prometteuse.

1) Selon les données publiées par l’Agence européenne de Défense, la R&D de défense de ses membres était de 8,8 Mds € en 2014 dont 3,7 pour le Royaume-Uni, et de 5 Mds € pour tous les autres.

APRD PEDID EM Total (capacité) Total R&D Total UE
2019-2020 90 500 2 000 2 500 2 590 590
FED (recherche) FED (capacité) EM Total

(capacité)

Total R&D Total FED
2021 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1 500
2022 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1 500
2023 500 1 000 4 000 5 000 5 500 1 500
2024 500 1 100 4 400 5 500 6 000 1 600
2025 600 1 300 5 200 6 500 7 100 1 900
2026 700 1 500 6 000 7 500 8 200 2 200
2027 800 2 000 8 000 10 000 10 800 2 800
Total sur la période
4 100 8 900 35 600 44 500 48 600 13 000

APRD : Action préparatoire de recherche de défense (R&T). FED : Fonds européen de Défense. PEDID : Programme européen de recherche de défense. EM : États membres       Source : Frédéric Mauro Law firm

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