Défense européenne : le défi de l’appropriation

Edouard SIMON

Directeur du bureau de Bruxelles, Confrontations Europe

Après des années de demi-succès, voire de vrais reculs, les enjeux de défense connaissent de véritables progrès au sein des institutions de l’Union européenne. Mais ces programmes doivent être portés par une véritable stratégie politique.

Les questions de défense et d’armement sortent enfin des limbes européens, dans lesquels elles étaient plongées depuis plusieurs années. En l’espace d’un an et demi, en effet, trois projets majeurs, qui changent radicalement l’univers de la défense européenne, ont vu le jour : le lancement de la coopération structurée permanente (PESCO), la mise en œuvre d’un processus de revue annuel des capacités nationales de défense pour permettre un accroissement de la coopération (CARD) et l’adoption des deux volets de ce qui sera bientôt le Fonds Européen de Défense (FED). À ces trois créations, il faut ajouter les potentiels 13 milliards d’euros qui pourraient abonder ce fonds sur la période 2021-2027, alors même que la possibilité de financer des activités ayant trait à la défense était encore inimaginable, il y a seulement cinq ans, lors de l’adoption du précédent cadre financier pluriannuel. L’Union entend donc sortir du statut de soft power et tendre vers celui de puissance complète, affirmant un objectif d’autonomie stratégique.

Trois « outils » sont donc désormais sur la table. Encore faut-il désormais que les acteurs s’en saisissent et en exploitent les potentialités. Or, tout porte à croire qu’au-delà de la prise de conscience salutaire, beaucoup, si ce n’est l’essentiel, reste à faire. Le choix qui a été fait de faire de PESCO non pas une initiative de forte intégration mais un cadre politique flexible et inclusif pour de futures coopérations entre États membres repousse (sans les régler) les choix sur l’ambition et le format de la défense de l’Europe. Dans ce dossier de la Revue, Federico Santopinto ­souligne les manques de cette approche, Sven Biscop les potentialités ; signe que l’heure de ces choix n’est pas (encore ?) arrivée.

 

FED, catalyseur et symbole de l’envie d’Europe

Toutefois, cette prudence (pour dire le moins) n’est guère compatible avec le futur FED, dont Frédéric Mauro souligne tout le potentiel disruptif. Le futur Fonds a le potentiel et l’ambition d’être le catalyseur de la coopération européenne en matière d’armement.

Le changement de paradigme que porte le Fonds et l’obligation de résultats qu’impose son ambition supposent que chacun (institutions européennes, États membres, industries et opinions publiques) prenne ses responsabilités. C’est donc, sans surprise, à son endroit que s’exprime de manière la plus immédiate et la plus urgente ce défi d’appropriation. En voici deux exemples.

Comme le Fonds Européen pour les investissements stratégiques (FEIS ou Fonds Juncker), le FED est « seulement » un canal pour les investissements. Il faut maintenant le « nourrir » de projets, qui seront donc menés en coopération. Étant donné le niveau actuel de la coopération d’armement et le caractère relativement décevant du premier appel à projets au sein de PESCO, il est évident que leur émergence est un défi en soi, aux implications profondes. Il est, en effet, difficilement concevable que les processus nationaux de développement capacitaire – dans lesquels la coopération est aujourd’hui globalement considérée comme une solution dégradée – n’évoluent pas pour faire de la coopération le mode privilégié de production des capacités de défense.

Mais, d’autre part, l’émergence de ces projets et programmes d’investissement ne sauraient être de la seule responsabilité des bénéficiaires du Fonds. Pour être acceptable socialement dans une Europe aux cultures stratégiques si différentes, le soutien apporté via le futur FED aux industries d’armement doit être subordonné à un projet politique, celui de « l’autonomie stratégique des Européens et de l’UE ». Le Fonds doit être le moyen de la mise en œuvre de ce projet et non seulement un outil à la disposition des industries et des États membres. Or, avec le déploiement promis au FED, le risque est bien celui de voir celui-ci financer des programmes uniquement parce qu’ils sont militaires, sans considération pour la réalisation de cet objectif. Si la Commission n’a pas vocation à devenir ce « grand architecte » de la défense européenne, il n’en reste pas moins que ce rôle ne peut être laissé aux seuls États membres au cas par cas. Le manque d’un véritable processus de développement capacitaire propre à l’UE se fait ici aussi profondément sentir.

Sans ce nécessaire mais difficile effort d’appropriation des outils et des enjeux, la défense européenne n’ira nulle part et retournera dans les limbes, actant de fait l’absence de pertinence stratégique de l’UE.

Auteur de la thèse : « Rôles et fonctions du droit de l’UE dans ¬l’intégration des politiques d’acquisition d’armement » (2017).

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