Commerce : une modernisation européenne qui tombe à point

Hervé JOUANJEAN

Vice-président de Confrontations Europe, Of Counsel Cabinet Fidal et ancien directeur général à la Commission Européenne

Marie-Sophie DIBLING

Avocat associé Cabinet Fidal

Ne pas céder aux provocations de Donald Trump et faire respecter les règles instituées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), telle est la légitime démarche de l’Union européenne qui mène une opportune modernisation de ses instruments de défense commerciale.

Le Président Trump a regrettablement posé les premiers jalons d’une guerre commerciale internationale en décidant d’ignorer purement et simplement les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Sagement, l’Union européenne qui trouve ses fondements dans la règle du droit et qui a traditionnellement été en faveur d’un système multilatéral fort, réagit de manière mesurée mais ferme à ces atteintes inacceptables au regard des règles du commerce international. S’abstraire de ces règles ne ferait que consacrer une approche privilégiant le rapport de forces sur le respect des engagements communs et mettrait en cause le fonctionnement de cette forme de démocratie internationale que le système de l’OMC a instauré entre ses membres avec le principe « un pays, une voix ».

Les praticiens de l’OMC connaissent bien les défauts de l’organisation dont l’évolution a été arrêtée à l’état du monde de 1994 : l’OMC ne prend pas en compte les changements intervenus dans l’économie internationale, elle exonère trop de pays parvenus à un stade de développement avancé des responsabilités qui devraient être les leurs au sein du système, ses règles sont aujourd’hui incomplètes pour offrir un cadre parfaitement approprié au commerce mondial. C’est un chantier de longue haleine qui s’ouvre et la bonne volonté de tous sera nécessaire. Quand on songe à ce qu’il est advenu du cycle de Doha, ce n’est pas acquis. Si les pays développés semblent d’accord pour faire front commun face aux provocations des États-Unis, les pays émergents restent pour l’instant bien silencieux même si les menaces se font plus précises, tout en étant très actifs entre eux. En attendant, l’Union européenne doit faire valoir ses intérêts, tous ses intérêts avec fermeté sans pour autant sortir des règles qu’elle a contribué à établir. C’est ainsi, et seulement ainsi, qu’elle gardera toute la crédibilité nécessaire pour faire avancer les choses. Cela implique en particulier une unité sans faille de tous les États membres qui la composent.

Nous reviendrons sur la réforme du système OMC. À ce stade, dans la ligne de ce que nous avons écrit précédemment sur l’évolution de la politique commerciale de l’Union européenne(1), il est utile de faire le point sur le corps de règles « modernisées » dont l’Union européenne vient de se doter pour défendre plus efficacement son industrie contre la concurrence déloyale de pays tiers. Comme l’a rappelé le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, le 7 juin 2018, il permet « de relever certains des défis actuels en matière de commerce international ».

 

Réforme des instruments antidumping

Depuis le 8 juin 2018, la législation européenne en matière de dumping et de subventions de la part de pays non membres de l’Union européenne a été modifiée substantiellement pour toutes les nouvelles enquêtes initiées après cette date(2). C’est une inflexion qui tranche avec le passé même si les prémisses d’un changement étaient apparues avec le rejet des propositions avancées en 2006-2007 par le Britannique Peter Mandelson, alors Commissaire européen au Commerce, qui avait initié un projet de réforme des instruments antidumping et anti-subvention destiné, dans un contexte de globalisation des échanges, à affaiblir leur utilisation. En 2013, à l’occasion d’une consultation publique sur la modernisation des instruments de défense commerciale lancée par la Commission européenne, l’industrie européenne s’est mobilisée en poussant cette dernière à mieux tenir compte des intérêts industriels dans sa proposition de législation. Fort de son nouveau rôle en la matière depuis le Traité de Lisbonne, le Parlement européen a largement contribué à l’enrichissement du texte avec le dépôt de nombreux amendements, et, au total, il aura fallu huit « trilogues », entre mars et décembre 2017, pour que la Commission, le Parlement et le Conseil parviennent à un accord.

Six avancées majeures

Ce texte est évidemment un compromis entre différentes approches au sein de l’Union européenne. Il faut en retenir les principales avancées suivantes :

• la non-application de la règle du « droit moindre » dans toutes les procédures anti-subvention, ainsi que dans les procédures antidumping qui font apparaître des distorsions sur les matières premières, résultant notamment d’une intervention étatique visant à favoriser l’industrie locale. L’Union européenne était un des rares membres de l’OMC à octroyer ce type de « cadeau » aux exportateurs en leur permettant d’être assujettis à un droit plus faible que celui établi au niveau de ses pratiques déloyales sur le marché européen (OMC+) ;

• la prise en compte des normes sociales et environnementales résultant des accords internationaux dans divers aspects de la procédure. Cette mesure devrait contribuer à mieux refléter le dommage subi par l’industrie européenne en raison des importations déloyales ;

• un délai pour mener l’enquête réduit d’un mois pour les procédures antidumping (14 mois au lieu de 15 mois) et des mesures antidumping provisoires qui devront être adoptées plus rapidement, dans un délai de 7 à 8 mois, au lieu de 9 mois ;

• un profit cible minimal de 6 % dans tout calcul de la marge de préjudice qui permet de mettre en évidence le préjudice subi par l’industrie européenne. L’établissement d’un profit cible minimal devrait permettre d’obtenir des niveaux de marges de préjudice plus satisfaisants en vue d’améliorer la protection offerte à l’industrie ;

• une meilleure assistance aux PME par un service destiné exclusivement à ces dernières afin de les aider dans leurs démarches pour le dépôt de plainte ou pour participer aux enquêtes afin de faire valoir leurs intérêts ;

• une possibilité pour les syndicats de coopérer à la procédure et de déposer des plaintes.

En contrepartie de ces avancées offertes à l’industrie, le nouveau règlement offre davantage de prévisibilité et de transparence aux parties coopérantes, avec notamment une non-imposition des mesures provisoires pendant une période de trois semaines à compter de la notification de ces mesures aux parties intéressées. Ainsi, les parties connaîtront désormais en avance les niveaux des mesures provisoires et ces informations seront consultables publiquement.

Légitimer des actions plus fermes

Cette modernisation offre à l’Union européenne la possibilité de légitimer des actions plus fermes contre des pays qui ne respectent pas les règles du jeu du commerce international.

Coïncidence ou non, dans le contexte actuel d’une remise en question des règles de l’OMC et d’un Brexit qui modifiera l’équilibre des sensibilités dans le cadre du processus décisionnel au sein de l’Union européenne, cette modernisation est déterminante pour une Europe qui a compris qu’il fallait savoir mieux mesurer sa générosité sans s’écarter de la règle de droit.

L’Union européenne devrait donc pouvoir défendre davantage ses industries et ses emplois contre des pratiques déloyales de plus en plus sophistiquées et difficilement qualifiables au regard de règles OMC largement dépassées. Cette réforme offre également la perspective pour des entreprises européennes, assujetties à des normes sociales environnementales et autres de plus en plus contraignantes et affectant directement leur compétitivité, de mieux se défendre alors que ces mêmes normes sont rarement respectées par leurs concurrents de pays tiers. Cette avancée est d’ailleurs parfaitement en cohérence avec les lignes adoptées par l’Union en ce qui concerne la substance des accords commerciaux qu’elle signera à l’avenir avec des pays tiers.

Dans la perspective du « grand déballage » qui se profile à l’horizon, l’Union européenne, qui reste la plateforme d’échanges la plus importante au monde, doit saisir l’opportunité qui lui est offerte par la modernisation de ses instruments de défense commerciale pour rappeler fermement à ses partenaires commerciaux sa vision de la régulation des échanges, de l’organisation d’un monde interdépendant et du respect des règles négociées.

1) Hervé Jouanjean, « Politique commerciale de l’Union européenne », Confrontations Europe n° 120, janvier-mars 2018, p. 18.

2) Règlement (UE) 2018/825 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant le règlement (UE) 2016/1036 relatif à la défense contre les importations qui font l’objet d’un dumping de la part de pays non membres de l’Union européenne et le règlement (UE) 2016/1037 relatif à la défense contre les importations qui font l’objet de subventions de la part de pays non membres de l’Union européenne, JOUE L143, du 7 juin 2018, pp. 1-18.

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