L’EUROPE ET LA PAIX : UNE RÉVOLUTION DOULOUREUSE

Auteur : Alain Lamassoure

ancien député européen, membre du Comité d’orientation de Confrontations Europe

Alain Lamassoure revient, au lendemain des commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur la paix chèrement gagnée mais jamais remise en question en Europe depuis 75 ans. Mais il choisit aussi d’analyser avec lucidité les peurs, les angoisses qui traversent un continent fracturé, gangrené par le virus nationaliste.

Et suggère des pistes pour que l’Europe parvienne à combattre les haines qui la traversent et la fragilisent.

Nous commémorons le 75e anniversaire du Débarquement. Je suis né peu avant. J’appartiens ainsi à la première génération de Français qui n’a connu que la liberté et la paix. Une période extraordinairement longue, même à l’échelle historique. En réalité se superposent deux niveaux de paix.

En Europe même, c’est la paix des cœurs. Non pas seulement l’absence de guerre. Non pas ce que l’Institut australien de la Paix appelle la « paix positive ». Mieux, beaucoup mieux : la réconciliation entre nos peuples. En une vie d’homme, ma génération d’Européens a été libérée d’un fléau qui paraissait jusque-là inhérent à la condition humaine, comme le mal est l’autre face de la médaille du bien. Nous étions condamnés à la guerre récurrente, nous sommes assurés de la paix perpétuelle. Le changement est si complet que la jeune génération ne peut même plus concevoir que la guerre ait été possible : c’était ailleurs, sur une autre planète, dans une préhistoire absurde et honteuse. La modernité nous en protège à jamais. Dans cette réconciliation, qui n’a pas d’équivalent ailleurs dans le monde, la patiente, l’imprévisible, l’imaginative, l’audacieuse, la révolutionnaire construction d’une Europe politique a joué un rôle-clef.

Mais, au-delà de l’Europe, c’est le monde entier qui est aussi en paix. Certes, nous sommes abreuvés d’images de combats et de violences, mais elles relèvent essentiellement de guerres civiles et elles n’opposent pas les grandes puissances du moment. C’est aussi un fait rare, mais pas tout à fait exceptionnel, que les grandes puissances aient choisi, pour un temps finalement long, de profiter des avantages de la paix plutôt que de lutter pour l’hégémonie mondiale par la guerre. Mais à l’échelle de la planète, nous n’en sommes pas du tout à la paix des cœurs. Cette paix-là, c’est le silence des armes. Des armes toujours plus nombreuses, toujours plus sophistiquées, toujours plus dangereuses. Observons au passage : ce que nous appelons la « mondialisation » est la fille de la paix mondiale. Les grandes puissances ont choisi d’accélérer leur développement économique en multipliant les échanges. Tout circule. L’incroyable répartition des chaînes de valeur d’une même entreprise sur tous les continents n’est possible que par la sécurité absolue des transports, des communications, des transactions juridiques et financières, garantie par la paix mondiale et par la confiance mutuelle solidement ancrée chez tous les acteurs.

Cette superposition des paix de nature différente a fait de l’Europe contemporaine un continent béni des dieux. Des dieux aimables : oublié Mars, vive Vénus ! Mais cela donne à l’actuelle génération d’Européens un double devoir : en Europe, consolider la réconciliation, assurer les rappels du vaccin contre la guerre – il n’en est pas d’éternel. Hors d’Europe, mettre à profit le « silence des armes » pour exporter l’art de la « paix des cœurs ».

Passions haineuses

Traitons aujourd’hui du cas de l’Europe, dont dérive tout le reste.

La réconciliation nous a guéris de la guerre, mais pas de la haine. Les passions haineuses sont réapparues avec le nouveau siècle. Dans tous nos pays. Propagé par quelques histrions extrémistes, le mal s’est répandu comme une contagion foudroyante, qui a épargné bien peu de partis politiques traditionnellement modérés. Prenons le cas du Danemark. Le modèle de réussite économique, de social-démocratie, de pays à l’aise dans la modernité, envié chez nous à droite comme à gauche. Les partis traditionnels y ont repris les propositions les plus xénophobes des extrémistes. Le Parlement danois a osé voter la confiscation des biens personnels des réfugiés syriens, et a interdit le mariage d’un citoyen du pays avec un étranger de moins de 24 ans. Aux élections du 5 juin dernier, le parti extrémiste s’est effondré, au profit du parti socialiste, qui a fait la surenchère anti-immigrés la plus démagogique – et la plus efficace.

Toutes nos démocraties se découvrent malades d’une angoisse identitaire qui prend le dessus sur tous les autres sujets. Partout, le réflexe du repli sur soi, la peur de l’autre, la tentation spontanée de se cloîtrer, portes fermées, paupières closes, oreilles bouchées, cœurs murés, intelligences déconnectées pour ne pas prendre le risque de se laisser convaincre par le bon sens populaire ou par la science des experts. Goya l’avait décrit dans une eau-forte faite de créatures cauchemardesques : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».

Revoilà le virus nationaliste. Mais en Europe, il a muté. La haine ne s’exprime plus contre la nation voisine. Elle vise des groupes, étrangers ou compatriotes, (re)devenus boucs émissaires naturels de tous nos échecs, de toutes nos angoisses, de toutes nos frustrations. Ces cibles varient selon l’histoire propre à ­chacun de nos pays. Ce sont les demandeurs d’asile ou les immigrés presque partout, les musulmans, même compatriotes, chez nous et dans toute l’Europe du nord, les Roms en Europe centrale, les Castillans pour les Catalans et les Basques, les Wallons pour les ­Flamands, les Anglais pour les Écossais, les travailleurs polonais pour les Anglais, les catholiques pour les protestants d’Irlande du Nord…

Fragmentation des communautés nationales

Gardons-nous de prendre cette mutation pour une forme bénigne du mal absolu qui a emporté toute l’Europe au siècle précédent ! Voyons la vérité en face : la haine collective est résistante à la démocratie, à la réconciliation des États-nations et à « l’âge de l’opulence ». Car, parallèlement à ces progrès historiques, des changements puissants ont joué en sens contraire. Disparue la crainte de la guerre, chacune de nos nations a perdu son ciment le plus fort. La fragmentation de nos communautés nationales est une conséquence inattendue et perverse de la paix « perpétuelle ». La révolution des réseaux sociaux donne une formidable caisse de résonance à la concurrence des minorités, des plus légitimes aux plus improbables, pour l’accès à la reconnaissance médiatique, puis politique, puis législative et – pourquoi pas ? – constitutionnelle. Dans une surenchère des intolérances réciproques : le débat public contemporain sur le fait religieux nous renvoie plus de quatre siècles en arrière, aux inepties meurtrières de la Saint-Barthélemy. Tout comme la mode du mépris de la science fleure bon – c’est-à-dire pue – le procès de Galilée. Quant à celle du discrédit des élus du peuple, elle réveille les fantômes lugubres des dictatures tragiquement bouffonnes qu’on avait crues définitivement ringardisées par le ridicule du culte du chef. Quand le débat démocratique se nourrit de tels poisons au rythme des plus hautes fréquences d’internet, il régresse bel et bien de plusieurs siècles.

Ne nous trompons pas de diagnostic ! Si la famille européenne va mal, c’est parce que chacun de ses membres est infecté par le retour de l’intolérance et la tentation de la haine. Si le mal est commun, il faut naturellement essayer de trouver des remèdes communs. Mais il revêt partout des formes différentes, qu’expliquent des histoires différentes. Le mal-être de certains Catalans dans le Royaume d’Espagne ne relève pas du même traitement que celui des Gilets jaunes au sein de la République française. L’insertion des musulmans de troisième génération en France a peu de points communs avec celle des immigrés kosovars en Suède ou celle des réfugiés syriens en Allemagne. Malgré la mobilisation de sommes considérables, aucune politique européenne n’a permis de trouver une solution satisfaisante au cas des nomades roms, que ce soit dans leurs pays d’origine ou dans les pays de destination ou de déambulation.

Moyennant quoi, l’Union européenne peut aider à retrouver le sens de l’intérêt général et de l’esprit de solidarité qui faiblit gravement chez ses membres.

En diffusant la culture de projet. On s’unit contre un ennemi ou un danger commun, ou pour bâtir une cathédrale. Le miracle de la réconciliation entre les peuples d’Europe a été fondé sur le projet politique commun : inventer une Europe unie, faite de nations demeurées indépendantes. Ce projet n’est pas achevé. Il a fait abondamment la preuve de sa capacité fédératrice. Et chacune des composantes de l’Union peut y placer son projet national propre. À condition qu’elle en ait un : quel est le projet national allemand ? Français ? Italien ? Polonais ? Les programmes électoraux ne sont plus que l’addition de mesures hétéroclites pour des clientèles électorales fragmentées.

En réconciliant la démocratie représentative et le xxie siècle. La démagogie déferlante pousse à la soi-disant « démocratie directe ». Stop ! La petite Suisse est le seul pays au monde à savoir maîtriser la procédure des « votations » populaires – y compris en autorisant son Parlement à désavouer sans vergogne le vote émotif des citoyens. La taille de la Confédération, son histoire originale, ses vallées enclavées, et la protection unique que lui donne désormais sa position bien au chaud au centre de l’espace de paix européen lui permettent cette sympathique particularité.

Mais ailleurs, depuis les référendums hyper-démagogiques de Californie, jusqu’à celui du Brexit ou de Notre-Dame-des-Landes, les exemples abondent de cette machine à déresponsabiliser les citoyens que constitue une procédure les invitants à « décider » en répondant « oui » ou « non » à un dossier infiniment complexe. Le tirage au sort comme substitut à l’élection a certes été pratiqué à Athènes quatre siècles avant Jésus-Christ, mais ce n’est pas un hasard si on y a renoncé depuis deux millénaires : faute de pouvoir faire participer tout le monde à la décision, pour des raisons pratiques évidentes, il faut que ceux qui décident soient choisis par ceux auxquels les décisions s’appliquent et qu’ils soient responsables devant eux. C’est le pire des systèmes – à l’exception de tous les autres.

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