Politique industrielle européenne : le retour

Carole ULMER

Directrice des études, Confrontations Europe

De quelle politique industrielle l’Europe a-t-elle besoin aujourd’hui pour définir un camp de base européen dans la mondialisation ? Comment l’Europe peut-elle mieux promouvoir ses intérêts stratégiques et accompagner les transformations actuelles de son tissu industriel ? Ces questions reviennent aujourd’hui
au sommet de l’agenda communautaire, dans le contexte de cette révolution baptisée « industrie 4.0 ».

Un pas important. Le 29 mai dernier, le Conseil Compétitivité rassemblant les représentants des États membres a demandé à la Commission européenne d’élaborer une « nouvelle stratégie industrielle européenne » pour mi-2018. L’objectif est de redonner à la politique industrielle(1) une place plus grande dans les discussions sur le futur de l’Europe.
Cette initiative serait sûrement saluée par Pierre Veltz. Dans son récent ouvrage(2), l’ancien PDG de l’établissement public Paris-Saclay rejette les discours pourtant nombreux sur le passage à l’ère des services, et affirme au contraire que le monde est entré dans une phase hyper-industrielle : celle de l’imbrication de plus en plus grande entre industrie manufacturière, services et entreprises numériques. D’un côté, une industrialisation croissante des services se confirme : une part importante des services comprend des entreprises de réseaux (services urbains, énergie, déchets…) très industrialisées et bon nombre de pratiques de l’industrie sont aujourd’hui appliquées aux services. De l’autre, la tendance à une orientation servicielle de l’industrie se confirme : 83 % des entreprises industrielles vendent des services, et les biens manufacturés exportés depuis la France comportent en réalité 35 % de services achetés sur le marché national. L’industrie devient un service comme un autre où la valeur d’usage prend le pas sur la valeur économique du produit. Ainsi, Michelin facture les kilomètres parcourus par les camions équipés de ses pneus au lieu de les vendre. La frontière entre industrie et services devient de plus en plus poreuse.

Révolution culturelle
Les entreprises ont pris le tournant de la révolution numérique, ou de ce que l’on appelle parfois « industrie 4.0 ». En adoptant cette révolution, les industriels visent à moderniser, optimiser et flexibiliser leur production, repenser leurs business models(3). Selon Pierre Veltz, le paradigme d’industrie 4.0, modifie fondamentalement l’industrie, non pas du fait de l’accroissement de la robotisation – qui existe depuis longtemps selon lui – mais par la connectivité. La révolution, c’est « l’intelligence de la mise en réseau des machines entre elles, des machines et des hommes, et des hommes entre eux », écrit-il. C’est bien d’une révolution culturelle dont il s’agit : les performances dépendent de plus en plus de la qualité des relations au sein de la firme, entre les entreprises et avec leur environnement. Le capital humain et social, les nouvelles méthodes de management et les critères de compétitivité hors-coûts prennent une place plus importante.
Face à ces transformations profondes, il est urgent de construire une vision globale de ce qu’est cette société hyperindustrielle à l’échelle européenne. Pour le dire simplement : il manque une vision partagée par l’ensemble des acteurs publics et privés en Europe. Les Allemands ont construit un narratif, partagé par les différents acteurs (politiques, économiques et sociaux) autour du concept d’industrie 4.0, qui se veut avant tout défensif vis-à-vis des puissants acteurs numériques américains – les GAFA, comme l’exposent Dorothée Kolher et Jean-Daniel Weisz(4). Les Français ont privilégié une cartographie de briques technologiques porteuses et des politiques de soutien aux start-up. Or, au regard de la concurrence internationale, il nous faudrait une représentation sur laquelle tous les acteurs de la société civile s’accorderaient pour raconter une histoire politique industrielle commune. Comment dès lors faire converger les démarches allemande et française dans la perspective d’une politique articulant dimension européenne et dimension nationale ? Quelles seraient les grandes lignes de cette nouvelle politique industrielle européenne ?

Esquisse d’une nouvelle politique industrielle européenne
Premièrement, il convient d’établir un lien fort entre politique industrielle et stratégie d’aménagement du territoire. Si la polarisation industrielle est moins marquée sur notre continent qu’elle ne l’est outre-Atlantique, elle existe néanmoins sur le sol européen et elle s’accentue. De plus, cette polarisation est perçue très négativement par les citoyens. Afin d’éviter l’aggravation des phénomènes de territoires délaissés, les politiques de soutien aux pôles innovants doivent être pensées en articulation avec leurs territoires afin de constituer des écosystèmes locaux pertinents et avec un rôle accru des acteurs locaux publics et privés.
Deuxièmement, miser sur les politiques horizontales, notamment sur la formation et le capital humain, le soutien à l’innovation et l’accès au financement semble déterminant. Les ressources humaines sont au cœur de cette nouvelle révolution industrielle, il y a grand besoin d’innovation au sein des établissements de formation. L’approche verticale – par filières ou par technologie – ignore le fait que l’innovation se situe bien souvent dans l’interstice entre les secteurs. La question n’est pas de déterminer administrativement les 50 filières d’avenir mais de définir, au niveau européen, des secteurs porteurs pouvant être qualifiés d’intérêts stratégiques.
Troisièmement, la définition d’une politique industrielle d’un nouveau genre ne va pas sans une politique commerciale révisée (cf. encadré). Instruments de défense commerciaux, définition de nos intérêts stratégiques, Buy European Act(5) sont autant de thèmes sur la table des discussions. Mais il faut aussi se doter des moyens d’une politique de contrôle interne, permettant une vérification de la conformité des produits importés avec les règles européennes.
Enfin, c’est vers une évolution des normes de notre marché intérieur que nous pousse cette nouvelle révolution technologique. Règles juridiques en matière de propriété intellectuelle, protection et libre circulation des données, régulation des plateformes sont autant d’enjeux que nous ne pouvons traiter efficacement qu’à l’échelon européen. Créer un droit à l’expérimentation, c’est-à-dire offrir un cadre permettant l’expérimentation en s’affranchissant temporairement des règles existantes, serait de nature à soutenir de manière très pragmatique l’innovation dans nos pays.
Nos débats publics sont bien souvent réduits à des idées reçues : « les robots détruisent nos emplois », « l’industrie disparaît », etc. La réalité est bien plus nuancée. Tout dépendra des actions menées à tous les échelons, locaux, nationaux et européens et par l’ensemble des acteurs, fussent-ils publics ou privés. L’Europe peut – si elle s’en donne les moyens – préserver une prospérité partagée.

1) Les Échos, 27 février 2017, tribune conjointe des ministres allemand, français, espagnol, italien et polonais de l’Industrie en faveur d’une nouvelle stratégie industrielle européenne.
2) Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des idées, Seuil, février 2017.
3) https://confrontations.org/la-revue/industrie-4-0-vers-une-approche-globale.
4) Industrie 4.0, les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La Documentation Française, 2016.
5) Mesure permettant de réserver l’accès aux marchés publics européens aux entreprises qui localisent au moins la moitié de leur production en Europe.

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