UE et voisinage : pour une approche différenciée

Steven Blockmans

chercheur au CEPS à Bruxelles
et chef de l’unité des Politiques européennes étrangères et Institutions

Il est temps de redonner corps à une véritable Politique européenne de voisinage qui offrirait de véritables gains économiques et politiques à court et moyen termes. Et qui permettrait à l’Union européenne d’apparaître sur la scène internationale comme un acteur de poids. La prochaine Commission ne doit en aucun cas, pour Steven Blockmans du CEPS, revoir toute la PEV mais lui insuffler un nouvel élan.

Dans un monde dominé par la rivalité Chine/États-Unis et la malice russe, il est facile de perdre de vue l’un des défis les plus urgents de l’Union européenne : la stabilisation de son voisinage. Conflits armés et extrémisme violent représentent une menace directe pour la sécurité de l’UE. Pauvreté, corruption et médiocre gouvernance ont des conséquences indirectes sur l’Europe, tout en générant des flux migratoires. La manière dont l’UE gère sa périphérie est importante non seulement pour l’Union, mais aussi pour la perception qu’auront ses partenaires internationaux de son rôle sur la scène globale. Au regard des mouvements tectoniques que connaissent aussi bien l’Eurasie que l’Afrique, l’Union doit faire sauter les cadres cadenassés auxquels elle se condamne elle-même et s’affirmer auprès de ses voisins.

 Défauts de la Politique européenne de voisinage

En dépit de plusieurs réexamens de la Politique européenne de voisinage – dont les plus importants furent rédigés à la suite des printemps arabes (2011) et au début de la guerre en Ukraine (2015) – la PEV reste conceptuellement viciée et peu adaptée à un environnement instable. Son cadre politique n’est pas le prisme adéquat pour rechercher des solutions concrètes aux défis sécuritaires intimidants à la périphérie de l’UE. Les efforts diplomatiques européens sont conduits par d’autres canaux (le Format Normandie(1) pour l’Ukraine orientale et le processus sous contrôle des Nations Unies pour la Libye), alors que toute intervention militaire est pour l’essentiel restreint à des opérations menées avec le consentement du pays hôte et un soutien civil à des réformes dans le secteur de la sécurité.

Malheureusement, la dimension socio-économique de la Politique européenne de voisinage, qui constituait son aspect le plus prometteur, risque de ne conduire nulle part si l’UE ne trouve pas d’abord de solutions en termes de gestion de crise et de résolution de conflit. Doté de programmes d’aide et de fonds financiers trop modestes pour faire la différence, la Politique européenne de voisinage n’a pas eu pour l’instant l’impact attendu en termes de réhabilitation post-crise. Le seul printemps arabe réussi – le Tunisien – n’a-t-il d’ailleurs pas été accompli, non pas grâce, mais plutôt malgré le soutien de plus en plus conditionnel de la PEV (selon le principe du « more for more »(2)) ?

De même, le déséquilibre entre d’un côté les stricts termes de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA(3)), la forme la plus prestigieuse de relations contractuelles sous le régime de la PEV, et, de l’autre, la résistance au changement et son caractère réversible dans les structures de pouvoir des pays voisins a peu de chance de produire dans un avenir proche le niveau souhaité de convergence administrative, réglementaire et économique.

Les pays du partenariat Oriental (PO)(4) manquent également des perspectives d’intégration claires. Les exigences de l’UE et ses méthodes prescriptives en termes d’harmonisation législative et de réforme des institutions et de l’économie ont en grande partie découragé les États du PO – en particulier ceux qui ne partagent pas les valeurs de l’UE. De nouvelles lignes de fracture se sont maté­ria­lisées, presque par inadvertance. Là où des changements sont intervenus, ils n’ont pas été linéaires, comme le montrent les récents développements politiques au sein des trois États de l’ALECA (Géorgie, Moldavie, Ukraine), ainsi qu’en Arménie, pays ayant également conclu un nouvel accord avec l’UE.

Alors que l’on peut espérer de la Politique européenne de voisinage des gains politiques et économiques à court ou moyen terme, leur pérennisation reste à la merci de la mainmise des groupes oligarchiques sur l’appareil étatique, de la déstabilisation par le jeu à somme nulle des voisins de nos voisins, des investissements chinois massifs le long de la Nouvelle Route de la Soie et des bouleversements démographiques en Afrique.

 Pas une, mais plusieurs politiques

Pour combler le fossé entre l’ambition – d’apparence plutôt naïve – de convertir les voisins de l’UE à un modèle à son image et les sombres réalités du terrain, la Commission Juncker, dans un document de révision de la PEV publié un an après son entrée en fonction, a tenté de rompre avec la méthodologie de l’élargissement éclairé, l’enlargement-lite, en faveur d’une gestion plus pragmatique des relations entre l’UE et ses voisins.

En vue de l’arrivée à échéance des « 20 objectifs pour 2020 », la Commission Von der Leyen doit définir de nouvelles priorités de partenariat avant le sommet éponyme programmé en mai. Pour que le Partenariat Oriental survive à la prochaine décennie, il ne suffira pas d’agrandir ou de resserrer le tissu réglementaire sur lequel repose l’intégration socio-économique de l’Europe élargie. L’UE devra considérablement muscler ses programmes d’assistance et de renforcement des capacités afin d’améliorer la résilience des institutions démocratiques et de l’État de droit.

Même s’il semble opportun de repenser le Partenariat Oriental sur une base stratégique, la nouvelle Commission doit résister à la tentation de revoir l’ensemble de la Politique Européenne de Voisinage. Comme souligné ailleurs(5), une PEV de grande ampleur est obsolète dans la mesure où elle ne représente guère plus qu’un paravent dont la prétention est de représenter un cadre pour une conception globale du soft power européen à la périphérie de l’UE, mais qui masque à peine un glissement vers une approche plus directement guidée par l’intérêt. Approche qui, du fait de ses pratiques hétérogènes, se distingue à peine d’une politique étrangère au sens le plus classique du terme.

Le rapport 2011 a déjà fait voler en éclats l’unité conceptuelle de la Politique européenne de voisinage, en créant le Partenariat Oriental et l’Union pour la Méditerranée (UfM) Le rapport 2015 ouvre la voie à des formes parallèles de coopération fonctionnelle (dans les domaines de l’énergie, du numérique, des douanes, des transports) qui, une fois mis en œuvre, accéléreront l’obsolescence d’une formation statique de pays artificiellement réunis. Le diagnostic s’applique à l’UfM, qui n’est guère mieux qu’un cadre pour une coopération basée sur des projets en général dénués de dimension régionale – ou ne serait-ce que frontalière. Bien qu’il y ait un certain mérite à conserver certains traits uniques du programme méridional, notamment la plateforme de dialogue sur des sujets pratiques entre Palestiniens et Israéliens, sa structure ne peut être conservée en l’état.

L’atomisation des relations avec les voisins méridionaux est telle que l’UE ferait mieux d’admettre qu’elle entend se tenir à la conduite d’une politique étrangère traditionnelle – c’est-à-dire un panachage de stratégies bilatérales poursuivant de manière pragmatique des intérêts communs. Cette approche différenciée aurait un avantage : plus besoin de sauver les apparences en prétendant agir sous la bannière d’une soi-disant « Union pour la Méditerranée » ou d’une bien trop globale « Politique Européenne de Voisinage ». Quand les planètes s’aligneront, il serait bien plus utile de les structurer en des ensembles organiques et de consolider le soutien que l’UE déploie afin de renforcer la démocratie et la prospérité de ses voisins.

1) C’est là la configuration diplomatique à quatre pays adoptée pendant la guerre du Donbass : elle rassemble la Russie et l’Ukraine, les deux belligérants, ainsi que l’Allemagne et la France.
2) Selon ce principe, une aide plus importante – qu’il s’agisse d’une assistance financière, d’une mobilité accrue ou de l’accès au marché unique de l’UE – doit être apportée aux pays partenaires qui progressent le mieux dans la consolidation des réformes, sur la base d’une responsabilité mutuelle.
3) En anglais DCFTA (Deep and Comprehensive Free Trade Agreement)
4) Le PO est une politique de voisinage de l’UE visant à conclure des accords avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie, inauguré à Prague le 7 mai 2009.
5) The obsolescence of the European neighborhood policy, par Steven Blockmans, coédité par le CEPS et Rowman and Littlefield International, 2017.

POUR ALLER PLUS LOIN
Lire l’ouvrage de Steven Blockmans The obsolescence of the European neighborhood policy, coédité par le CEPS et Rowman and Littlefield International, 2017. Le livre peut être téléchargé gratuitement sur le site du CEPS à l’adresse suivante : http://www.ceps.eu.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici