Oui, un capitalisme européen est possible

Auteur : Mario Telò

politiste, président émérite de l’IEE de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et Professeur à la Libera Università Internazionale degli Studi Sociali (LUISS) de Rome

Comment sauver le modèle socio-économique européen dans un monde compétitif et dangereux ? C’est cette question que pose le politiste Mario Telò, spécialiste des questions européennes, à heure où l’affirmation d’un capitalisme européen face aux États-Unis et à la Chine semble impérieuse. La voie sociale-démocrate peut-elle s’affirmer ?

Le thème de la singularité du capitalisme européen dans le cadre de l’économie mondialisée est pleinement légitimé par la recherche scientifique comparée. Le sujet avait été lancé au début des années 1990 par Michel Albert, qui, dans son livre Capitalisme contre Capitalisme, popularisa le terme de « capitalisme rhénan »(1). Mais une nouvelle offensive des tenants de la thèse opposée, prônant la convergence vers le modèle américain, avait été rendue possible suite à la diffusion du « Consensus de Washing­ton ». Ces prescriptions néolibérales de 1989 du FMI ont été diffusées d’abord par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, puis subies par plusieurs dirigeants, dans chaque continent. Cette pression pratique et idéologique vers la convergence s’est encore accrue avec la nouvelle vague de mondialisation qui a suivi l’effondrement de l’URSS. Non seulement les pays ex-communistes européens, mais aussi les capitalismes nationaux de l’Inde et du Brésil, et même la Chine de Deng Xiaoping ont changé leur agenda et sont allés vers la dérégulation, des privatisations et l’application de prescriptions néolibérales.

Jusqu’à quel point l’Europe également a-t-elle été affectée ? La présidence de Jacques Delors à la Commission (1985-1995) avait clairement indiqué une troisième piste à creuser, qui se situait entre l’acceptation de la pression néolibérale de la contrainte extérieure et le protectionnisme nationaliste représenté à ce moment-là par Jean-Pierre Chevènement. Cette piste était centrée sur le renforcement des politiques européennes communes conciliant la construction du marché unique avec le dialogue social et la mise en place d’une Charte sociale européenne. C’était le noyau de la voie social-démocrate à l’intégration européenne. Edmond Maire, Fritz W. Scharpf et Enrico Berlinguer lancèrent chacun des réflexions sur l’idée de formuler, dans ce cadre, une « austérité de gauche » afin de sauver les conquêtes sociales et d’approfondir les politiques de l’environnement en dépassant l’idée de l’identification simpliste de la gauche à la dette publique. Il s’agissait en effet de transposer au niveau de la CEE/UE le modèle appliqué avec succès dans les pays scandinaves et notamment en Suède : accompagner l’ouverture au marché mondial et la révolution technologique par de fortes politiques publiques visant la cohésion sociale et la défense de l’environnement, sans pour cela bouleverser les comptes publics. Grâce à l’impulsion politique de Antonio Guterres, et contrairement à la fragile « third way » de Tony Blair, la « Stratégie de Lisbonne pour la modernisation » (2000-2010) a constitué le point le plus avancé de l’application de ce modèle à l’échelle européenne. Bien sûr, cela a été facilité par la croissance et par le fait que douze des quinze gouvernements des États membres de l’UE étaient alors dirigés par des partis sociodémocrates. Jusqu’en 2007, cette politique économique fut un succès conduisant à une baisse du chômage à 7 % et à des progrès remarquables en faveur de la recherche (plus de 3 % du PIB) et l’innovation technologique, notamment dans les pays d’Europe du Nord et en Allemagne. Mais, la crise financière et économique globale de 2008-2016 semble avoir sonné le glas de la voie de la social-démocratie et redonner force aux idéologies et pratiques néolibérales(2). Est-ce réellement le cas ?

Culture social-démocrate

Une telle conclusion est contestée par de nombreux chercheurs qui soulignent que, malgré tout, les politiques de l’Allemagne, pays dominant, et de la Commission de l’UE étaient inspirées par d’autres courants culturels que le néolibéralisme : l’ordo-libéralisme interventionniste chrétien, la culture social-démocrate, les cultures française et scandinave fondées sur des politiques publiques et du dialogue social. À la fin de la crise, malgré les coupes, l’Union européenne représente toujours 50 % de dépenses mondiales en sécurité sociale, 24 % du PIB global, alors qu’elle ne compte que 6 % de la population de la planète. Jürgen Habermas a raison d’écrire que le « modèle social », malgré les crises multiples que traverse l’Europe, reste au centre de l’identité européenne. L’indice de Gini sur les inégalités(3) montre que l’Union européenne présente un taux nettement plus bas que les États-Unis et la Chine. La part de la richesse aux mains des nantis a augmenté pendant la crise mais beaucoup moins qu’aux États-Unis et la part des laissés-pour-compte, des travailleurs pauvres, s’est réduite moins fortement. Donc, même si nous constatons que partout le modèle est menacé, dans certains pays force est de constater qu’il résiste mieux que dans d’autres, notamment en Scandinavie. L’exemple européen fait l’objet de débats tant au sein des administrations américaines démocrates(4) qu’au sein des classes dirigeantes et de l’intelligentsia chinoises(5).

Mais il n’y a aucun doute que, si ce modèle social reste isolé en Europe, il sera écrasé : il apparaît crucial d’en exporter certains traits, comme l’approfondissement du dialogue et de la coopération, sur un pied d’égalité, sur les autres continents et au sein des organisations régionales telles l’ASEAN, le Mercosur ou l’Union africaine. Défendre nos valeurs et nos standards contre les arrogants s’avère nécessaire. Et, suite à l’échec du Cycle de Doha mené sous l’égide de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), le seul instrument pour exporter des éléments qualificatifs de notre modèle social et de vie, sont les accords commerciaux interrégionaux : bien sûr, il ne s’agit pas de simples accords classiques de libre-échange, mais de nouveaux accords régulateurs, d’accords de deuxième génération incluant des critères sociaux, environnementaux, l’accès aux marchés publics, le principe de précaution, la protection des produits typiques, ainsi que notre culture institutionnelle et multilatérale concernant la façon de gérer les conflits entre entreprises et pouvoirs publics.

La régulation du marché mondialisé est possible

C’est précisément l’opposé de ce que proposent les protectionnistes de droite (les protectionnistes de gauche sont idéologiquement subordonnées à l’extrême droite, inévitablement). C’est une voie difficile, bien plus que le simple libre-échange libéral, lui aussi refusé par Donald Trump ; mais cette prospective de régulation du marché mondialisé est possible, ainsi que les accords CETA, avec le Canada, la Corée et le Vietnam ou que celui signé avec le Japon l’ont très bien montré. D’autres accords sont en négociation avec l’ASEAN, le Mercosur et l’Australie. Ceux qui, en lieu de se battre pour les améliorer, s’opposent à cette ouverture accompagnée de politiques publiques courageuses, de facto, acceptent le scénario opposé : ils acceptent de fait que l’Europe, incapable de se protéger en restant unie et d’exporter ses standards et valeurs soit divisée, marginalisée et devienne un terrain de bataille entre les mastodontes chinois et nord-américain.

Le modèle social a besoin d’une politique commerciale cohérente. Sinon, au nom de ­l’hypocrite souveraineté nationale, on renoncera à la seule chance de défendre et ­d’affirmer nos valeurs et intérêts, et on aban­donnera la souveraineté de l’Europe, transformée en champ de bataille entre Américains et ­Chinois.

1) À sa parution en 1991 Capitalisme contre capitalisme (Éd. Le Seuil) remporta d’emblée un immense succès : l’économiste Michel Albert défendait, dans cet ouvrage, l’existence d’un « capitalisme rhénan » plaçant les salariés au cœur du système et existant en Allemagne bien sûr mais aussi dans les pays nordiques ou au Japon, distinct du capitalisme anglo-saxon tourné vers l’actionnaire.

2) Resilient Liberalism in Europe’s Political Economy, par Vivien A. Schmidt (Boston University) et Mark Thatcher (London School of Economics and Political Science), Cambridge University Press, 2014.

3) L’indice de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de revenus, de niveaux de vie…). Il varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité parfaite où tous les salaires, les revenus, les niveaux de vie… seraient égaux. Il est égal à 1 dans une situation la plus inégalitaire possible, celle où tous les salaires sauf un seraient nuls.

4) Comme s’en fait l’écho Jeremy Rifkin (Le rêve européen, 2004) ainsi que des intellectuels chinois de premier plan comme Qin Yaqing (CFAU, Pékin), Ding Chun (Fudan) et Song Xinning (Un.Renmin, Pékin).

5) Selon l’économiste Ding Chun, directeur du Centre for Études européennes de l’Université Fudan de Shanghai.

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