La Défense européenne, une ambition pour un avenir commun

Auteur : Jean-Paul Paloméros

chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air (2009-2012), commandant suprême de l’OTAN pour la Transformation (SACT) 2012-2015

Depuis 2017, les institutions européennes ont permis de faire avancer plusieurs dossiers dans le domaine de la défense avec la création du Fonds européen de défense ou l’initiative de Coopération structurée permanente. Le général Jean-Paul Paloméros analyse pour nous quel doit être l’agenda de la défense européenne alors que l’autonomie stratégique de l’UE apparaît plus que jamais essentielle.

Jamais sans doute, depuis que ses pères fondateurs ont posé la première pierre de la construction européenne sur les ruines laissées par deux guerres mondiales, la question de la place de ­l’Europe, ou plus précisément de l’Union euro­péenne sur l’échiquier géostratégique mondial, ne s’est posée en termes plus crus. Le choc des titans américain et chinois se concrétise désormais au quotidien tandis que la Russie, faute de trouver sa place au sein d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », joue de ses atouts énergétiques, militaires et de sa stratégie d’influence pour déstabiliser une UE fragilisée, en particulier par les conséquences du Brexit. Les élections européennes qui viennent de se dérouler n’ont que très partiellement levé le voile sur ces enjeux géostratégiques qui cependant conditionnent l’avenir de l’UE et de ses futures générations. Aussi, nonobstant la dimension politique que revêtent les débats sur le niveau d’intégration, l’immigration, ou encore l’écologie, certaines questions fondamentales restent-elles en souffrance. Dans ce sens, trois domaines connexes et stratégiques méritent une attention particulière car ils vont en grande partie définir le niveau d’ambition, le niveau d’autonomie, que les pays européens souhaitent conférer à l’Union qui les rassemble.

Il faut ainsi souligner l’absence d’une politique énergétique européenne commune, ou encore l’impact de l’innovation portée par la révolution numérique et qui représente un domaine où l’Europe a accumulé un lourd retard et last but not least la question lancinante de l’ambition de défense européenne qui est plus que jamais une condition sine qua non d’une quelconque autonomie stratégique comme ne cessent de nous le rappeler les grandes puissances de ce monde.

La voie du smart power européen

Une politique énergétique commune fait aujourd’hui cruellement défaut à une Europe jadis fondée sur le charbon et l’acier. À ce titre comment ne pas souligner combien l’accès des États-Unis à leur autosuffisance énergétique (que bien peu d’experts avaient prédit) a changé la face du monde et combien la dépendance énergétique européenne et la disparité des stratégies énergétiques des États membres est un facteur de risques et de tensions en tous genres. C’est également une clé essentielle de la question environnementale si l’Europe veut prendre toute sa part de ce défi mondial. Associée à l’équation énergétique, devraient être abordées en commun les conditions d’accès des Européens aux matières premières et aux métaux rares, si précieux pour maintenir une industrie compétitive, en particulier pour la défense. De même, chaque jour s’amplifie la rupture, la fracture même, que provoque l’innovation poussée par la révolution numérique et qui pourrait à très court terme entraîner une dépendance irréversible pour l’Europe, y compris pour sa défense. Mais que penser de cette défense européenne alors que la Grande-Bretagne, puissance nucléaire dotée d’armées modernes et aguerries, est sur le point de quitter le bateau de l’UE ?

À ce sujet, il faut cependant souligner que même si des vents favorables venaient à rapprocher les Britanniques de l’Europe continentale, leur attitude vis-à-vis de la question de défense Européenne ne changerait pas. L’attachement assumé à l’OTAN de la part des Britanniques ne date pas du Brexit, mais, au-delà de la défense collective, ce qui n’est déjà pas rien, il faut avouer que l’on ne voit pas bien jusqu’où ils souhaitent engager l’Alliance atlantique dans les questions de défense et sécurité qui concernent l’Europe en général. C’est en particulier le cas des menaces que représentent les stratégies hybrides, de la lutte contre le terrorisme, de la cyberdéfense, de la protection des moyens spatiaux ou encore de la bataille de l’information et de l’influence. Autant de questions qui doivent figurer en bonne place sur l’agenda de la défense européenne.

Ce serait une erreur profonde de refuser ces défis dont chacun représente un risque majeur pour l’UE, pour sa sécurité, pour sa cohésion, qui plus est lorsqu’ils sont combinés. Évidemment, certains pourraient rétorquer qu’investir dans ces domaines qui ne semblent pas au cœur de l’action militaire pourrait condamner l’UE au soft power, en quelque sorte. Bien au contraire, il s’agit de guider ­l’Europe vers une nouvelle forme de smart power équilibré et cohérent, et qui d’ailleurs constituera un levier puissant d’innovation, bien au-delà du périmètre classique de la défense. En se dotant des moyens individuels et collectifs de développer les capacités propres à répondre à ces défis l’Europe renforcera son autonomie stratégique, améliorera la protection de ses intérêts vitaux et en premier lieu celle de ses citoyens. Et d’ailleurs, il convient de souligner que ces domaines sont tous investis par les grandes puissances, les Russes les ont en particulier érigés en élément central de leur stratégie globale de puissance associés, il est vrai, avec leurs capacités nucléaires et une certaine modernisation de leurs forces classiques. De même, la crédibilité de la défense européenne reposera sur le juste équilibre entre le nombre et la qualité. Pour paraphraser Staline, « l’Europe combien de divisions ? ». Combien certes, mais pour quoi faire ? En la matière, le contrat le plus exigeant est clairement celui imposé par la défense collective de l’OTAN aux 22 pays européens qui en font partie, contrat accepté à plusieurs reprises par les dirigeants de ces pays européens dont la France. Sans déflorer des éléments confidentiels qui figurent au sein du plan de programmation capacitaire de l’OTAN (NDPP), nous dirons pudiquement que le compte n’y est pas, ni sur le plan quantitatif, ni sur le plan qualitatif. Et c’est bien là le cœur du débat sur le « partage du fardeau » cher aux différents présidents américains, car, volens nolens, ce sont bien nos alliés d’outre Atlantique qui sont contraints de boucher les trous capacitaires, en particulier dans des do­maines stratégiques (Défense anti-missile, Transport aérien stratégique, Renseignement stra­tégique, Drones de longue endurance…). Ainsi l’UE n’a finalement d’autre choix que de s’en remettre, au sein de l’OTAN, à son grand allié américain pour sa défense collective, situation d’ailleurs aggravée par la perspective du Brexit.

Un effort de défense européen commun à consolider

C’est vrai, le tableau de la Défense européenne n’est pas tout rose mais objectivement il n’est pas non plus totalement sombre, et ce d’autant moins que l’on a senti, ces deux dernières années, au sein des institutions européennes la volonté de prendre enfin au sérieux ces questions de défense européenne au travers d’initiatives comme la Coopération structurée permanente ou encore le Fonds européen de Défense. Trois remarques ou interrogations cependant : tout d’abord, il est dommage que ces mesures arrivent à la fin de la mandature de la Commission et du Parlement européen (mieux vaut tard que jamais), ce qui laisse malgré tout planer un doute quant à la suite. D’autre part, un Fonds européen de défense, très bien, une Coopération structurée permanente, parfait, mais une fois de plus, pour quoi faire ? Pour faire face aux défis de défense et sécurité évoqués supra ? Pour combler les déficits stratégiques identifiés par les Européens au sein de l’OTAN ? Ou seulement pour saupoudrer ces efforts afin que chacun puisse en bénéficier un petit peu ? Enfin une question non négligeable reste posée, le Fonds européen de défense constituera-t-il bien un effort collectif accepté par les pays européens en sus de leurs efforts nationaux qui sont en déjà, pour la plupart, en deçà de l’objectif agréé des 2 % de leur PIB ? L’avenir jugera.

En conclusion de ces réflexions sur la Défense européenne et d’une manière plus large sur son autonomie stratégique, ­projetons-nous dans un voyage hypothétique dans le futur.

Supposons que dans une dizaine ou une quinzaine d’années, le Conseil européen ou le Conseil de sécurité européen s’il voit le jour, poussé par les événements, par l’urgence d’une crise grave décide d’engager une opération majeure, dans le Sud de la Méditerranée par exemple. Supposons également que nos alliés américains pris par d’autres priorités ne souhaitent pas s’engager dans cette opération (sans y être opposés cependant), et que les Russes, eux, y soient opposés et qu’ils aient par le passé fourni ou pré-positionné des moyens de déni d’accès modernes et efficaces dans la région. Supposons enfin, par réalisme, que la Turquie s’oppose, au sein du Conseil de ­l’Atlantique Nord, à l’emploi des structures de commandement de l’OTAN pour cette opération.

Qu’en sera-t-il alors de l’histoire de la défense européenne ? Aurons-nous su tirer parti des initiatives précitées ? Aurons-nous investi suffisamment et judicieusement pour garantir l’efficacité collective des forces européennes et donner aux femmes et aux hommes qui les animeront les outils pour qu’ils puissent faire le job, comme le disait Winston Churchill ? L’enjeu des années à venir se situe bien là et il n’y a pas de temps à perdre car le futur vient toujours plus vite qu’on ne le pense. C’est bien aujourd’hui, sans tarder, qu’il faut oser imaginer les projets qui permettront à l’UE de ne pas rater le train de l’histoire, de prendre la place qui lui revient dans le débat géostratégique mondial, des projets ambitieux qui inspireront les jeunes générations et leur donneront des raisons d’espérer et d’entreprendre en Europe. Plus que jamais, la défense européenne doit faire partie intégrante de cette nouvelle ambition.

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