Union de l’énergie : l’indispensable intégration

Marcel Grignard

Président de Confrontations Europe

En promettant en 2014 de réaliser une « union de l’énergie», l’équipe des commissaires emmenée par le président Juncker se fixait une ambition très haute. Cinq ans plus tard, certains résultats traduisent incontestablement une avancée, d’une part avec l’adoption de règles communes rapprochant les législations nationales et d’autre part avec des aides à l’investissement ayant permis de densifier les réseaux transfrontaliers. Mais cette volonté de resserrement a mis aussi en lumière les lacunes du cadre communautaire, qui ne prévoit pas de politique industrielle permettant à l’UE de tirer pleinement parti  de  l’effort  qu’elle consent pour sa transition  énergétique  et  qui  relègue  aux  États  le  soin de gérer les conséquences sociales des mutations en cours. Surtout, la confiance absolue dans les vertus de la concurrence aboutit à une compétition entre États  qui freine l’émergence d’une véritable  intégration  énergétique.  Souhaitons  que  les commissaires entrant en fonction en 2019 renforcent la composante solidaire  de l’union amorcée par leurs prédécesseurs.

En accédant au poste de président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker annonçait sa volonté de « réformer et réorganiser la politique énergétique européenne dans le cadre d’une nouvelle Union européenne de l’énergie » (15 juillet 2014). La priorité accordée à ce dossier s’est traduite par la désignation de deux commissaires affectés au secteur, Maroš Šefčovič (avec rang de viceprésident) et Miguel Arias Cañete.

Confrontations Europe a toujours considéré l’énergie comme une composante majeure de la construction européenne et lui consacre depuis plus de vingt-cinq ans une part importante de ses ressources, organisant des débats et suscitant les apports d’acteurs variés, afin de contribuer à éclairer, dans la mesure de nos moyens, les décideurs de l’espace communautaire. Notre association considère donc qu’il est très important de dresser, sans complaisance ni préjugé, un bilan des tâches accomplies par l’équipe sortante, dans le but d’aider les nouveaux députés et les nouveaux commissaires à orienter leurs travaux pour la période 2019-2024. Avec le présent article, nous espérons stimuler la production d’autres analyses et commentaires qui viendront enrichir le corpus des observations mises à la disposition des équipes arrivant à Bruxelles et des ministères concernés dans les capitales des États membres de l’UE.

Une ambition corsetée

 

En proclamant qu’il visait une « union de l’énergie », le président Juncker a trouvé une expression propre à faire rêver, mais les juristes ont immédiatement manifesté leur scepticisme, car la liberté d’action de la Commission reste étroitement encadrée. Le rappel de quelques jalons historiques souligne ces limites.

* Confrontations Europe (cf. biographies p. 104).

En 1951, six États ont fondé la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), qui a doté son autorité exécutive (l’ancêtre de l’actuelle Commission) de pouvoirs élevés, puisqu’elle pouvait, dans certaines circonstances, fixer les prix maximaux ou minimaux et intervenir en cas de salaires anormalement bas. En 1957, les mêmes pays, concluant le Traité de Rome, étendent la Communauté à un large champ d’activités économiques, mais sans lui donner les attributions opérationnelles de la CECA. Après plusieurs élargissements successifs, les 12 pays membres ont décidé en 1986 de progresser vers une intégration plus poussée en adoptant l’Acte unique, qui s’accompagnait d’un renforcement considérable des compétences de la Commission en matière de droit de la concurrence (dans une ambiance générale influencée par l’idéologie libérale alors dominante, incarnée par les succès électoraux de Ronald Reagan et Margaret Thatcher). Privé de responsabilités opérationnelles, mais disposant de pouvoirs hypertrophiés en matière de concurrence, l’exécutif européen a tout naturellement concentré son action sur la structuration des marchés depuis 1989, une action soutenue par les États, parfois avec zèle, parfois sous la contrainte, la Cour de justice de l’UE ayant confirmé les prérogatives de la Commission.

Le collège des commissaires arrivé en 2014 héritait de ce passé. Leurs prédécesseurs avaient depuis longtemps libéralisé le commerce du charbon et du pétrole, qui représentent encore environ 50 % de l’approvisionnement en énergie primaire de l’Union. Il restait essentiellement le gaz et l’électricité, et MM. Cañete et Šefčovič se sont retrouvés prisonniers de la mission fondamentale assignée à tous les commissaires à l’énergie durant 25 ans : étendre sans cesse l’emprise du marché sur ces deux vecteurs. Cette orientation n’a pas été infléchie au moment où les États membres de l’UE, passés entre temps à 15, ont affermi le volet « environnement » des politiques communes, avec le traité d’Amsterdam (1997).

Signalons une autre singularité historique : les pays rejoignant l’Union européenne sont automatiquement soumis au traité Euratom (1957), dont le préambule engage les adhérents à « créer les conditions de développement d’une puissante industrie nucléaire ». Cependant, afin d’admettre dans l’UE des États farouchement anti-nucléaires (Autriche, Danemark, Irlande…), on a tacitement accepté qu’aucune initiative commune ne concrétiserait désormais cet engagement, en dehors du financement de la recherche.

Enfin, les marges de liberté de la Commission Juncker étaient bornées par le traité de Lisbonne, signé en 2007. Il restreint la politique énergétique commune, menée « dans un esprit de solidarité entre les États », à quatre axes :

  1. Assurer le fonctionnement du marché de l’énergie,
  2. Assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union,
  3. Promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables,
  4. Promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques.

Un dispositif ambigu

 

En arrivant dans leurs bureaux bruxellois, à l’automne 2014, les commissaires chargés de l’énergie ont diligenté les études afin de vérifier si les dispositions prises par les équipes du président Barroso permettraient à l’UE d’annoncer des engagements forts dans le cadre de la COP21, alors en préparation. Il convient de saluer ici la volonté de cohérence entre la politique climatique et la politique énergétique. Confrontations Europe se félicite de cet effort pour placer la lutte contre le réchauffement climatique en tête des orientations relatives à l’énergie, même si l’on peut discuter, comme nous le ferons ci-après, des choix qui en ont résulté. En affichant un objectif ambitieux, l’UE a indéniablement aidé, aux côtés de la Chine et des États-Unis, à la signature de l’Accord de Paris en décembre 2015.

Cet objectif consiste pour l’Union à réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990 dans tous les secteurs de l’économie. Les simulations ont montré qu’un nouveau cadre réglementaire serait indispensable pour y parvenir ; ce cadre a été scindé en trois sous-ensembles :

  • Un paquet « Climat » réformant le système des permis d’émissions (ETS) et prenant mieux en compte le rôle des sols et des forêts,
  • Un paquet « Mobilité propre » visant à accélérer la « décarbonation » du secteur des transports,
  • Un paquet « Énergie propre » regroupant un large éventail de

Les dispositions incluses dans chacun de ces paquets interagissent entre elles. La Commission en était parfaitement consciente en les concevant, mais elle a refusé d’effectuer elle-même un arbitrage entre les dispositions qui pouvaient s’affaiblir mutuellement. On peut trouver deux explications à ce refus.

La première tient à la conception du marché qui prévaut dans les instances communautaires qui veut que selon cette vision le rôle des pouvoirs publics se limite à la définition des règles générales ; on laisse ensuite les protagonistes libres d’agir à leur guise, en supputant que le marché guidera la société vers l’optimum économique. À titre d’exemple, le paquet Climat devrait ralentir l’exploitation des forêts pour l’usage bois-énergie, puisque le déstockage de carbone correspondant pénalisera dorénavant les États, alors que le paquet Énergie propre voudrait encourager l’usage de la biomasse, puisqu’il exige un recours accru aux sources renouvelables pour la production de chaleur. Selon la théorie économique, on laissera les acteurs soupeser le coût du carbone déstocké au regard du coût de la chaleur procurée par la combustion du bois. Confrontations Europe ne s’oppose pas à cette approche théorique à condition toutefois qu’on en évalue les conséquences : l’UE importera du bois pour atteindre les objectifs du paquet Énergie sans dégrader ceux du paquet Climat… sachant que les pays d’importation (États-Unis, Biélorussie, Russie) semblent modérément rigoureux dans l’application de l’Accord de Paris.

La seconde explication tient aux difficultés de la Commission à arbitrer entre les intérêts divergents des États avec le risque d’en privilégier certains et d’en pénaliser d’autres. L’exemple le plus criant concerne une autre interaction entre les paquets Énergie propre et Climat : en imposant des taux élevés d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique, on réduit la demande en quotas de CO2, ce qui concourt à en faire baisser le prix. La Commission aurait pu retenir l’option inverse, avec un fort contingentement des quotas en circulation, favorisant ainsi une hausse de leur prix et incitant les opérateurs à développer les sources renouvelables et les économies d’énergie pour ne plus avoir à se procurer ces quotas devenus onéreux. Mais les pays les plus dépendants du charbon (Allemagne, Pologne) auraient alors protesté et refusé que les pays ayant quasiment abandonné ce combustible (France, Suède) soient bénéficiaires.

« Unis dans la diversité » oblige à prendre en compte ces différences de situations et d’intérêts nationaux, mais il est essentiel d’avoir une approche plus large et à plus long terme, en l’occurrence il faut rappeler ce que les simulations de la Commission ont montré : des objectifs élevés en énergies renouvelables et efficacité énergétique exercent une ponction plus forte sur l’économie qu’un prix élevé du CO2.

Déftcit démocratique

 

Les deux exemples ci-dessus amènent une autre observation : la complexité des dossiers écarte la plupart des citoyens européens du débat autour de ces enjeux et on peut penser qu’une partie des élus associés au processus décisionnel n’ont pas les moyens de l’influencer. Malgré les efforts de certains eurodéputés, d’organes de presse consciencieux et de think tanks comme le nôtre, il est très difficile d’intéresser les électeurs à des dossiers comportant parfois plusieurs milliers de pages, en anglais, dans lesquelles se nichent, en termes ésotériques, des propositions législatives. Ces propositions sont pourtant susceptibles de modifier l’existence de millions d’hommes et femmes, salariés et consommateurs. Les objectifs adoptés pour 2030 vont se traduire par la fermeture d’environ 30 % du parc des centrales électriques en service aujourd’hui, un risque de divergence économique aggravée entre les régions bien dotées en ressources naturelles et les autres ; et in fine un probable renchérissement du coût de l’électricité pour les utilisateurs. La transition énergétique va transformer des milliers d’emplois, en supprimer beaucoup, en créer d’autres. La réussir oblige à mettre toutes les questions sur la table et envisager l’accompagnement des transitions inéluctables.

De fait, pour beaucoup de nos concitoyens (voire de nos gouvernants…) les décisions prises au niveau européen demeurent largement déconnectées de la vie quotidienne. Or une faiblesse structurelle de la construction européenne rend cette déconnexion redoutable : le cadre économique est tracé au niveau communautaire, mais les conséquences sociales incombent aux États. Il existe certes divers fonds d’entraide (fonds de cohésion, etc.), cependant leurs montants restent faibles au regard des besoins. Pour l’essentiel, chaque pays devra compter sur ses propres ressources, pour aider à la revitalisation des territoires touchés par les fermetures de centrales et pour aider à la reconversion des personnels condamnés à changer de métier. On n’accuse pas ici la Commission d’indifférence ; au contraire, ses responsables s’ingénient à favoriser les échanges de bonnes pratiques, notamment en direction des régions charbonnières. Répétons qu’il s’agit d’une fragilité de l’UE tout entière, qui n’a pas prévu des dispositifs de solidarité à hauteur des besoins engendrés par la transition énergétique. La Pologne, qui a accueilli la dernière conférence mondiale du climat (COP24) à Katowice en décembre dernier, a indirectement adressé une mise en garde sur ces besoins, avec la « déclaration de Silésie ».

Faiblesse de la politique industrielle

 

Énergies renouvelables et efficacité énergétique vont certes créer des emplois, mais ne perdons pas de vue le précédent des emplois disparus dans la fabrication des panneaux photovoltaïques, désormais quasiment tous importés. Réussir la transition énergétique, affirmer une « union de l’énergie » c’est aussi se doter de politique et de projet industriels.

Un projet industriel conjugue plusieurs composantes : un effort accru dans le domaine de la recherche, un encouragement aux entreprises des filières concernées, si possible intégrées, un soutien au déploiement des produits, une protection contre les prédateurs extraeuropéens… Ces dernières années, les esprits ont évolué dans le sens que souhaitait Confrontations Europe : prise de conscience que l’innovation joue un rôle majeur dans la conquête des marchés, que nos principaux concurrents internationaux ne s’embarrassent pas tous des contraintes que nous nous imposons et que le dogmatisme en matière de concurrence peut devenir un poison mortel. Nous avons accueilli positivement les prises de position publiques allant dans ce sens, mais qui mettent trop de temps à se concrétiser dans des actes forts.

Soulignons cependant les progrès réalisés. Dans le champ de la recherche, le programme Horizon 2020 a bénéficié d’une dotation d’environ 80 milliards d’euros, dont 6 milliards directement affectés à des programmes centrés sur l’énergie et plus de 9 milliards à des domaines connexes (climat, mobilité). Bien que ces sommes marquent une augmentation notable, elles ne permettent pas à l’UE de rattraper son retard : Chine, Japon, États-Unis et Corée du Sud consacrent à la recherche une fraction de leur PIB supérieure à celle de l’Europe. Le groupe d’experts réuni en 2017 par la Commission pour esquisser l’après-2020 a recommandé un doublement de l’effort financier.

Au sujet de la protection de notre territoire contre les rachats d’entreprises, l’Union a accompli un petit pas, avec l’adoption toute récente d’un règlement créant un dispositif de coopération entre les États. Bien que la décision finale d’autoriser ou refuser la prise de contrôle par un acteur extraeuropéen reste une prérogative nationale, le droit de regard accordé à tous les États et à la Commission constitue une première étape bienvenue. Pour mémoire, le secteur de l’énergie a vu en 2018 deux OPA majeures de la part d’opérateurs chinois, d’abord sur le gestionnaire de réseau de transport allemand 50Herz, rapidement contrée par le gouvernement fédéral, puis sur la compagnie portugaise EDP, qui pourrait aboutir dans les prochains mois, pour un montant d’environ 10 milliards d’euros. Inutile de dire que la Chine interdit totalement ce type d’achat sur son propre territoire…

La protection contre les comportements déloyaux, ou à tout le moins asymétriques, demeure également très insuffisante en ce qui concerne le commerce international. L’UE revendique le titre de leader dans la lutte contre le changement climatique et de modèle pour la préservation de l’environnement, mais ses frontières sont ouvertes aux produits émanant de pays peu regardants sur ces thèmes. Il en résulte une vulnérabilité des entreprises européennes exposées à la concurrence internationale, ce qui dans une sorte de compensation pousse certains gouvernements à altérer les mécanismes communautaires. Les exemples sont nombreux et ne touchent pas que le domaine de l’énergie, mais la difficulté des pays de l’Union à converger pour mettre en place un prix plancher du CO2 dans le système ETS est parlante. Et, de fait, cette opposition confine le système ETS à un outil de gestion à court terme et le prive de la fonction voulue par ses concepteurs, consistant à orienter les investissements à long terme.

Pour conclure sur le sujet de la politique industrielle, faisant le constat que sur la période 2014-2019 les lignes ont bougé, Confrontations Europe garde une dose d’optimisme. Les efforts du commissaire Maroš Šefčovič pour mettre sur pied une « alliance européenne des batteries » en témoignent, et l’annonce par la Banque européenne d’investissement qu’elle mettrait ses moyens financiers à la disposition des industriels impliqués constitue indéniablement un signe favorable. Mais le chemin à parcourir semble encore bien long et au sein de la Commission certaines entités campent sur une méfiance de principe. Politique industrielle, de concurrence, d’échanges… ne peuvent ignorer la préservation des « biens communs » et l’urgence et l’ampleur du défi climatique obligent à sortir du statu quo.

À la recherche de réponses par le marché

 

L’UE poursuit sa quête d’une part élevée de sources renouvelables dans sa consommation d’énergie : après un objectif de 20 % en 2020, on vise maintenant 32 % en 2030. Cependant, les ressources en bioénergies (biomasse solide, biogaz, biocarburants) et en chaleur naturelle (géothermie) sont limitées. Seuls les « gisements » éolien et solaire offrent un potentiel à hauteur des ambitions, mais ils impliquent une place accrue à l’électricité. Selon les projections disponibles, un objectif de 32 % d’énergies renouvelables signifie au moins 65 % d’électricité d’origine renouvelable. La Commission a donc fort logiquement proposé en novembre 2016 son « Paquet Énergie propre », dont la moitié du contenu préconisait une réforme du système électrique afin d’élargir la porte d’accès des sources renouvelables.

Comment faire pour accroître la place de ces sources au moindre coût ? On a envie de répondre qu’il faudrait planifier leur développement en fonction des réseaux déjà existants pour éviter d’en construire de nouveaux et privilégier les régions où le vent souffle et le soleil brille, avec une comptabilisation indépendante du pays d’accueil, puisque l’objectif est communautaire. Nous en sommes pourtant loin.

Les mécanismes de coopération entre pays qui existent depuis 2009 pour l’électricité d’origine renouvelable n’ont guère été simplifiés en 2018 ; ils imposent des contraintes rigides pour les transferts statistiques, de sorte que les États préfèrent généralement compter sur leurs propres ressources. Pour développer ces dernières, le nouveau cadre communautaire renforce les procédures d’appels d’offres déjà en vigueur pour toutes les grandes installations et généralise la vente du courant sur le marché. Les prix du marché sont le plus souvent déterminés par les centrales à combustibles fossiles ; devenues surcapacitaires en raison de l’arrivée massive des énergies renouvelables, et peu affectées par le faible coût du CO2, ces centrales vendent à un prix souvent trop bas pour rémunérer quelque investissement que ce soit. Les textes autorisent donc le versement d’un complément de rémunération aux installations exploitant des sources renouvelables. La Commission, soutenue par le Parlement, se dit convaincue que l’on assistera à une baisse ininterrompue du coût des énergies renouvelables, qui permettra de réduire puis de supprimer ce complément de rémunération, lequel majore aujourd’hui la facture finale du consommateur. Il s’agit là d’un pari risqué au vu des derniers appels d’offres en Allemagne et en France, ayant attiré peu de candidats et révélé des prix en hausse par rapport aux années antérieures.

Les gisements renouvelables sont inégalement répartis à la surface de l’Europe. Les textes demandent donc aux États d’adapter les réseaux aux besoins des producteurs et d’augmenter leurs capacités d’interconnexion électriques avec les pays voisins, afin que toute production puisse irriguer la plus grande surface possible. Mais les textes exigent aussi des efforts en matière d’efficacité énergétique… L’UE risque donc de se doter d’un réseau aux capacités accrues alors que la consommation stagnera. Or les frais de réseau comprennent majoritairement des coûts fixes ; l’extension des ouvrages conduira inévitablement à une hausse de la part fixe dans la facture du consommateur. Celui-ci est incité à améliorer les performances énergétiques de son logement, mais le temps de retour de cette dépense sera allongé, puisque la composante fixe de sa facture sera augmentée et qu’elle comportera encore longtemps une contribution au complément de rémunération qui est versé aux producteurs. En demandant que les marchés soient organisés de façon à proposer aux acquéreurs le plus large éventail possible de production, qu’elle soit nationale ou transfrontalière, on risque donc d’aboutir à des surcoûts annulant les bénéfices attendus de la concurrence.

Des sacriftces inégalement répartis

 

Confrontations Europe ne sous-estime pas la complexité des problèmes et ne croit pas à une solution miracle, pas davantage à une transition énergétique indolore financièrement. Cependant, nous estimons que les choix effectués à travers le paquet Énergie propre ne sont pas de nature à minimiser l’incidence sur le pouvoir d’achat des ménages.

Par ailleurs, les nouvelles règles encouragent l’autoconsommation et les communautés énergétiques. En théorie, rien ne devrait en effet entraver l’exploitation, individuelle ou au sein d’une petite collectivité, de ressources locales. En réalité, cette exploitation ne trouve le plus souvent sa rentabilité qu’à la condition de bénéficier de certaines exemptions de charges publiques et/ou de frais de réseau. C’est d’ailleurs pour cette raison que le législateur a autorisé des dérogations aux règles du marché à l’intention des autoconsommateurs. Or, tous les Européens ne pourront pas devenir autoconsommateurs : cette faculté suppose un logement approprié et une capacité d’épargne suffisante. Les exemptions accordées à ceux qui détiennent cette possibilité risquent de conduire à une majoration des charges publiques et/ou des frais de réseau pour ceux qui en sont privés.

Il incombe aux autorités publiques et aux commissions de régulation d’éviter une telle situation. Cette mission présente d’autant plus d’importance qu’on ne peut dissocier transition énergétique et cohésion sociale alors qu’il faut déjà faire face à un niveau élevé de précarité énergétique dans un grand nombre d’États. Selon les données collectées par l’Observatoire européen de la précarité énergétique, en 2016 plus de 44 millions d’Européens ne pouvaient pas chauffer convenablement leur logement et plus de 41 millions faisaient face à des difficultés de paiement de leurs factures de gaz et électricité. Une aggravation du phénomène, ou du ressenti face à des voisins exonérés de certaines dépenses, pousserait ces citoyens en difficulté, qui sont aussi des électeurs, à des attitudes de rejet, non par climato-scepticisme, mais par refus d’être les perdants de la transition énergétique. On remarquera que le traitement de la précarité énergétique, comme les autres dossiers sociaux, relève entièrement de la responsabilité des États, alors qu’une part des causes, liée à la hausse des prix, provient de politiques communes.

Marché et sécurité, marché contre sécurité

 

Les conséquences sociales demeurent à la charge des États, mais ceux-ci voient leurs prérogatives rognées sur le chapitre de la sécurité d’approvisionnement. À l’occasion des débats sur le paquet Énergie propre, la Commission, suivie par une majorité de députés, a réaffirmé sa conviction que le marché pouvait avoir réponse à tout, et qu’il convenait donc de retirer aux autorités nationales certains pouvoirs jugés néfastes. Dans ce but, la Commission, épaulée par le Parlement, a ferraillé contre les tarifs réglementés de vente, en vigueur dans plusieurs États, et surtout contre les mécanismes de capacité, mis en place pratiquement dans tous les pays. Ces mécanismes procurent une rémunération additionnelle à diverses centrales dont la production n’est pas utile en temps normal (et qui de ce fait ne peuvent trouver un équilibre économique par la vente de leur production), mais qui sont indispensables en cas de situations critiques (de ce fait elles assurent un service utile qu’il convient de rémunérer). Les États ont obtenu que ces mécanismes perdurent ; cependant le cadre législatif les maintient toujours sous la menace de la Direction générale de la concurrence, pouvant exiger à tout moment leur suppression.

Les nouveaux textes généralisent par ailleurs les marchés infrajournaliers et introduisent des dispositions facilitant la participation des sources renouvelables aux services assurant la continuité de l’alimentation électrique. Les sources éolienne et solaire souffrant de fortes variations, les nouvelles dispositions consistent à réduire les préavis (à quelques heures) et la durée des engagements (à 15 minutes) de façon que les opérateurs puissent proposer une puissance appropriée aux prévisions dont ils disposent sur le vent et l’ensoleillement à brève échéance.

On ne verrait rien à objecter à cette évolution, si ce n’est qu’elle accroît la complexité des opérations pour les gestionnaires du système électrique, confrontés à des délais de réaction de plus en plus brefs, avec une masse d’acteurs de plus en plus vaste, et des réseaux de plus en plus étendus, puisque l’on veut prendre en compte toutes les offres et toutes les demandes d’un bout à l’autre de l’Union. Est-ce que cette nouvelle gestion permettra aux acteurs au plus près des utilisateurs d’assurer la sécurité de fourniture d’énergie attendue ? Faute de réponse positive et au cas où il faudrait faire face à une panne d’ampleur, le constat d’impuissance des autorités et le sentiment de dépossession des citoyens risquent de s’accroître.

De la compétition à la solidarité

 

Tout en conservant une confiance inébranlable dans les vertus du marché, la Commission sortante a tenté en 2017 de reprendre le contrôle politique dans l’approvisionnement en gaz, avec sa proposition de directive visant à appliquer le droit européen à des gazoducs entre un État membre et un pays tiers. Cette initiative constituait une réponse à la décision allemande de construire un second gazoduc reliant directement son territoire à la Russie (Nord Stream 2), une décision unilatérale qui avait soulevé un concert de protestations au sein de l’UE. Par ce geste, l’Allemagne affaiblissait en effet la politique de soutien à l’Ukraine menée depuis 5 ans par l’Union à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie ; elle contournait les restrictions infligées à Gazprom par la Commission pour abus de position dominante ; elle privait de revenus les pays traversés actuellement par les ouvrages en provenance de Russie (Pologne, Slovaquie, République tchèque)… La position conciliante de la France a permis l’adoption d’une directive très adoucie au regard de la proposition initiale, mais qui confère néanmoins à la Commission un droit de regard sur ce type d’ouvrage.

Ce dossier confirme que trop souvent la compétition entre États l’emporte sur les intérêts communs. L’Allemagne tient à garder sa prééminence industrielle ; elle veut un approvisionnement gazier au meilleur prix et place ces enjeux avant ceux de la politique étrangère commune, au risque de compliquer la situation de ses voisins. Accessoirement, les aides consenties par l’UE pour renforcer les réseaux des pays d’Europe orientale afin de les dégager de l’emprise russe pourront donc bénéficier à notre voisin d’outre-Rhin, qui sera en mesure de leur revendre une partie du gaz arrivant dorénavant à sa frontière ! Elle le fera dès que la Russie aura fermé le robinet du tuyau traversant l’Ukraine. Il en va de même pour l’électricité : le désenclavement des pays d’Europe centrale, financé partiellement par les fonds européens, facilitera aussi leur alimentation à partir des fermes éoliennes offshore de mer du Nord, exploitées par les pays bordant ses rivages.

On ne pouvait pourtant qu’applaudir à la vision exprimée par le président Juncker, que l’Union stimule les investissements dans les infrastructures grâce à des fonds dédiés exerçant un effet de levier, tels que le Mécanisme pour l’interconnexion en Europe. Confrontations Europe, qui milite depuis longtemps en faveur de cadres favorisant l’investissement de long terme s’est réjoui de cette orientation. Les ouvrages ainsi financés dans le secteur du gaz et de l’électricité ont indéniablement contribué à soutenir la croissance dans les pays ayant rejoint l’Union lors des derniers élargissements. Mais dans un environnement économique de plus en plus concurrentiel, chaque État de l’Union cherche en permanence à attirer chez lui les activités économiques, considérant les voisins comme des concurrents qu’il faut supplanter, ce qui rend difficile la mise en œuvre de politiques communes.

Conclusion

 

Les commissaires et les députés qui vont quitter Bruxelles et Strasbourg dans quelques mois sont fondés à considérer qu’ils ont fait avancer le concept d’union de l’énergie. Indubitablement, le cadre législatif commun est étoffé et les réseaux sont densifiés. Cependant, s’inscrivant dans une approche de marché et de concurrence, elle n’entame pas les risques de disparités croissantes au sein de l’Union. Les plus forts sont ici ceux qui bénéficient de ressources naturelles, qui disposent d’un accès aisé au capital, qui maîtrisent les bonnes technologies et les bonnes informations.

Le destin commun des Européens fait des questions d’énergie en lien avec celles du climat une des priorités du futur mandat de la Commission et du Parlement européens, ce qui doit donner du sens et du contenu à

« l’Union de l’Énergie ». Et nous souhaitons que la poursuite du plan Juncker (devenu Fonds européen d’investissements stratégiques) permette les financements de long terme industriels et sociaux déclinant les enjeux communs européens dans ces domaines.

La Revue de l’Énergie n° 643 – mars-avril 2019

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