Se décentrer pour préparer une refondation

Antoine GUGGENHEIM et Philippe HERZOG

Prêtre du diocèse de Paris, fondateur et ancien directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins, cofondateur de la plateforme internationale “United Persons for Humanness”

Président fondateur de Confrontations Europe

Confrontations Europe a 25 ans, l’Union européenne 60. Critiquée, mal aimée, délaissée, l’Europe institutionnelle ne parvient pas à fédérer. Jugée néolibérale, l’Europe doit être réinvestie, réincarnée par ses citoyens. Comment y parvenir ? Rencontre avec Antoine Guggenheim et Philippe Herzog.

Se décentrer pour préparer une refondation

Former société en Europe, c’était là le vœu formulé par Confrontations Europe, lors de la célébration de ses 20 ans. Où en est-on cinq années plus tard ? Comment créer une affectio societatis, donner envie d’Europe ?

Philippe Herzog. Nous ressentons l’urgence d’un grand changement dans l’Union européenne car les sociétés décrochent. La gouvernance politique actuelle de l’Union ne fait pas appel à l’implication des citoyens et l’on ne crée pas une affectio societatis par les règles. Mais il faut comprendre que la crise est en nous-mêmes, dans chaque nation, une crise de la culture et de la démocratie. Nos sociétés ne portent plus des valeurs et des projets politiques nourris par une utopie, par l’ambition d’un futur à réaliser. Elles sont étouffées par l’individualisme, le présentisme et le relativisme, chacune dans sa légende nationale. Désunies, elles sont autant critiques de leur système politique national que de l’Union. Le problème n’est pas en soi la communauté européenne.

On doit régénérer la conscience et faire appel aux potentiels d’engagement qui sont nombreux. Alors que la mondialisation et la révolution technologique s’accélèrent, refonder l’Union pour les maîtriser est indispensable. L’Union européenne n’a été acceptée que parce qu’elle a été source d’une paix durable. Mais elle a été bâtie par des élites et, sauf exceptions, dans les projets de vie quotidienne, le rapport à l’Europe est très minoritaire. Une solidarité durable n’a pas été construite entre nos peuples. Ceux de l’Ouest et du Nord méconnaissent leurs voisins. Ils dénigrent souvent ceux d’Europe orientale, les plus grandes victimes de l’histoire et les plus fragiles, alors que les inclure dans l’Union est une priorité quand on se targue de justice.

Confrontations a été créée en 1992 à l’initiative de communistes qui voulaient « rentrer en société ». Aussitôt, nous avons trouvé des partenaires qui nous ont tendu la main. Nous voulions prendre de l’oxygène alors que le parti communiste se repliait dans la peur et l’introversion, et commençait à se désintégrer. J’avais adhéré pour la participation et la réappropriation de l’économie par les travailleurs. Mais en créant Confrontations, nous avons voulu rompre avec l’antagonisme des classes et poursuivre ces objectifs autrement, en contribuant à unir la société autour de choix collectifs partagés. Nous avons voulu rendre la conflictualité ouverte, viable et créative. Notre première grande initiative, juste avant le référendum sur le traité de Maastricht, a réuni 500 personnes. Nous avons fait serment de vouloir construire ensemble l’Europe par-delà les « oui » et les « non ». Nous ne voulons pas im­poser une cause, mais partager des valeurs et des projets en faisant richesse de la diversité. Plus que jamais aujourd’hui, « faire société en Europe » est un impératif.

Antoine Guggenheim. Et pour faire surgir une conscience européenne, il faut qu’il y ait une confrontation de points de vue. L’Europe est peut-être le continent qui se définit dans la confrontation. Comme la Chine, l’Europe n’a pas un enracinement religieux, mais philosophique, sur lequel des religions diverses peuvent se greffer.

Pour moi, aujourd’hui, la plupart des Français n’ont pas de conscience européenne mais des consciences bilatérales, liées souvent à leur profession. S’ils sont producteurs de légumes, ils ont la conscience de la relation franco-espagnole. S’ils sont dans la machine-outil ou dans la finance, ils nouent une relation bilatérale avec l’Allemagne ou l’Angleterre.

C’est dans les années quatre-vingt que tout a dérapé. C’est alors la naissance du néo­libéralisme avec l’École de Chicago. Autre raté, la réunification de l’Europe qui a été menée comme si nous représentions l’Europe et qui a plutôt pris la forme d’un élargissement. Le geste symbolique de l’automne 1989 de donner 100 marks aux Allemands de l’Est pour qu’ils puissent faire des achats à Berlin-Ouest est d’une grande violence. On leur a dit : « Vous avez perdu la confrontation économique, politique, culturelle. Laissez-vous coloniser par nous ». On n’a pas joué l’échange de don, pour reprendre une expression de Jean-Paul II. Dernier événement majeur, ces années voient l’avènement en Iran de l’ayatollah Khomeiny et à Rome de Jean-Paul II. Le religieux, comme acteur mondial, refait alors surface en proposant deux options très différentes : un renouveau par ouverture au monde ; ou, au contraire, le religieux se définit comme un élément identitaire, révolutionnaire. À partir de 1989, s’appuyer sur les valeurs de 1945 ne suffit plus puisqu’elles ne valaient que tant qu’il y avait la guerre froide et la division en blocs.

P.H. À rebours de tous ceux qui n’ont pas saisi la portée historique de la réunification, Confrontations est allée à la rencontre des peuples des Balkans et d’Europe orientale, accomplissant un Tour d’Europe pour les accueillir comme des frères. Faire société en Europe, c’est dépasser l’optique « centre-périphéries ». Je rejette la tentation du noyau dur. C’est avec tous les Européens qu’il faut renouveler la promesse de paix et de prospérité. Le monde de Trump, des puissances et des terroristes est très dangereux. Il faut repenser les alliances de l’Europe pour préserver la paix. La promesse de prospérité était fondée sur l’édification d’un marché ; il a été dilué dans le marché mondial sans que l’Union n’ait les attributs d’une puissance publique. Le néolibéralisme et le libéralisme-social ont fait bon ménage ! Nous devons construire des biens publics européens pour réussir à transformer le capitalisme.

Comment, dans ce contexte marqué par le néolibéralisme, serait-il possible de réenchanter l’Europe ? Comment retrouver la dimension spirituelle de l’Europe ?

A.G. Il ne peut y avoir de « réenchantement » de l’Europe que dans la mesure où les Européens, et, en premier lieu, les jeunes, sont invités à prendre en main cette question. Au fond, le cœur du réenchantement c’est que la personne elle-même soit respectée dans sa dignité d’individu libre, responsable, ayant son opinion, pouvant éduquer sa conscience. Je suis en faveur de l’organisation dans tous les pays d’Europe d’universités populaires sur des questions européennes. Organisées dans la durée, ces semaines produiront de la matière, des idées nouvelles à même d’être utilisées par les instances de l’ordre politique, économique, culturel. Si on le fait bien, on change tout.

P.H. Tout à fait d’accord. Et, de fait, les universités populaires, nous les organisions déjà à l’époque du communisme ! L’Union européenne doit se construire partout, dans les entreprises et sur les territoires, et il faut renverser ses priorités – d’abord l’éducation, les mobilités de formation et d’emploi – ; et doter l’Union d’une stratégie de compétitivité industrielle.

Quel projet politique pour l’Europe ? Quelle refondation esquisser ?

P.H. L’Europe n’est plus qu’une province du monde, et nos États sont enveloppés par l’Union. Mais l’idée des États-Unis d’Europe appartient au passé. Je ne retiens pas la notion de fédération d’États nations car il ne s’agit pas de fédérer des États mais des peuples. Je défends l’idée d’une Confédération européenne pour respecter les nations mais aussi organiser leurs solidarités. Il faut aller vers une Union politique différenciée (ce qui ne veut pas dire à plusieurs vitesses) ; elle sera organisée en trois cercles : les pays du voisinage, qui seront associés, l’Union des 27, et le cercle de ­l’Eurozone, qu’il faut consolider.

A.G. C’est de la périphérie qu’il faut repartir et c’est en ceci que le Pape François n’est ni du côté de la théologie conservatrice ni du côté de la théologie de la Libération, lui qui cherche à incarner, dans des idées, les manières de faire du peuple. Au niveau européen, on demande à ce que nos représentants politiques ne soient pas seulement nationaux, mais aussi sensibles à la communauté européenne. L’exécutif doit être en charge de l’intérêt commun. En Europe, on est déchiré. Comment faire ?

P.H. Pour bâtir une démocratie transnationale, l’Union doit créer les conditions de la participation des masses. Pour cela les dirigeants devront faire appel à la multiplication des porteurs de projets transfrontières dans tous les domaines d’intérêt commun. Les réformes institutionnelles devront offrir des incitations ; et bien entendu il faut réhabiliter les élections européennes.

Comment inscrire cette refondation européenne dans son rapport au monde ?

A.G. L’Europe intéresse le monde à cause de sa structure : si l’Europe existe à partir des pays, elle n’existe pas sans eux. Il y a là peut-être l’idée « catholique » que le tout existe à partir des parties et en elles. L’Europe sans la Grèce, ce n’est plus l’Europe. La France ne serait pas la France sans l’Europe.

Avec la Révolution française, nous sommes de­venus des citoyens nationaux libres et égaux en droit, et non plus de simples sujets. Comment réaliser cela au niveau de l’Europe ? Sans doute en envisageant le rôle de l’Europe dans le monde. Dans les faits, des conflits ne manqueront pas de survenir. Contrairement à ce qu’écrivait Fukuyama, l’histoire n’est pas finie.

P.H. Dans la crise de civilisation que nous connaissons, l’Europe doit se demander comment elle peut continuer à intéresser le monde. Notre devoir et notre intérêt sont de ressourcer notre héritage et notre communauté dans un tout nouveau contexte. Pour ne pas entrer dans un recul profond, l’Europe doit apporter sa contribution à une civilisation mondiale.

Il ne s’agit pas seulement de renouer avec une vocation spirituelle, c’est aussi une question d’intérêt. Si nous ne parvenons pas à retisser nos liens avec nos voisins et avec toutes les autres régions du monde, nous serons très pauvres très vite.

Propos recueillis par Clotilde WARIN et Anne MACEY

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