Refonder l’Europe : oui, enfin ! Mais comment ?

Philippe HERZOG

Président fondateur de Confrontations Europe

Avec l’association Confrontations Europe j’ai mené combat pour la refondation de l’Union européenne depuis de nombreuses années. Nous avons réuni des amis de plusieurs pays autour d’un pacte de reconstruction et d’un manifeste pour une Eurozone solidaire et intégrée, multiplié les initiatives pour régénérer une conscience européenne, inventer une démocratie plurinationale, mener un combat de civilisation. Aussi je me réjouis qu’un chef d’État lance aujourd’hui une proposition de refondation. C’est un événement. Dans son plaidoyer vibrant à la Sorbonne Emmanuel Macron saisit le moment et veut faire l’histoire ; il se pose en leader alors qu’il n’y a pas d’autres références sur la scène européenne, hormis celle toute récente du président de la Commission, qu’il n’aurait pas dû négliger. Il aurait pu aussi saluer Angela Merkel, qui a porté l’Europe et incarné sa force dans le monde ; elle sort à peine d’élections difficiles et l’appeler à l’audace manque un peu d’élégance.

La légitimité du Président n’est pas contestable, même si celle de la France n’est pas encore durablement acquise. Le programme intérieur du Président est ambitieux et positif, libéral au bon sens du terme, mais il ne va pas sans lacunes, s’agissant par exemple de la réforme de l’État, et la participation de la société française ne va pas de soi. Mais la parole d’Emmanuel Macron a du poids, d’autant qu’il donne des gages : il prend des résolutions concrètes pour que la France s’européanise. Que ses objectifs pour l’Union puissent être partagés par les autres Européens est un pari. Mais il fallait oser. Je salue l’initiative avec lucidité et responsabilité, elle soulève des espoirs et aussi des préoccupations.

Emmanuel Macron ne fait pas un diagnostic des problèmes, à peine quelques phrases. Il ne pose pas de questions permettant d’ouvrir un dialogue sur différentes options, il fait les réponses. D’autres propositions, fondées sur d’autres expériences seront nécessaires et devront être écoutées.

Son appel est centré sur l’objectif d’une souveraineté européenne. Acceptons-le comme cadre de travail. Ayant moi-même sans cesse appelé à bâtir des biens publics européens depuis le début des années 2000, ayant essuyé des refus, je dis qu’il est effectivement grand temps que les Européens disent avant toute réforme institutionnelle ce qu’ils veulent partager comme biens communs. Emmanuel Macron choisit de bons thèmes : ­sécurité, politique étrangère, transition écologique, agriculture, numérique, éducation et culture, ­monnaie.

Bien sûr, le diable est dans les détails, mais au moins la discussion peut s’engager à une grande échelle. Je note que les migrations sont chapeautées par l’objectif « maîtriser nos frontières », alors que les mobilités humaines internes et externes devraient être considérées comme une richesse à valoriser sur un marché européen du travail et de la formation. Pour une éducation européenne, tous ceux qui luttaient dans le désert voient une fenêtre s’ouvrir ; elle devrait commencer dès l’école primaire. Pour le numérique, le défi principal n’est-il pas de construire des plateformes communes ­d’intérêt public européen afin de permettre à tous les secteurs d’activité de se régénérer, et les compétences de se multiplier ? Il faudrait choisir le modèle de la stratégie allemande « Industrie 4.0 », décentralisée et collaborative…

Plusieurs fois le Président propose de créer des taxes pour investir et inciter. Chacune de ces propositions est bien fondée. La fiscalité est un défi essentiel, en revanche la nécessité des mutualisations de ressources est passée sous silence. C’est pourtant un sujet incontournable dans la discussion avec l’Allemagne. Mutualiser ne doit pas signifier reprise des dettes, mais financer une dynamique d’investissements et de partenariats pour des projets transfrontières. D’autre part la proposition d’un fonds d’aide pour l’Afrique abondé par des taxes sur les transactions financières ne répond pas à la demande des Africains qui souhaitent que les Français investissent sur place et s’engagent auprès d’eux pour réaliser leurs projets.

Plus généralement il manque un appel général aux porteurs de projets dans l’initiative élyséenne. La culture française d’action centralisée imprègne encore le projet d’Emmanuel Macron qui dans ces conditions peut difficilement être fédérateur. Mes préoccupations se focalisent aussi sur la manière dont il conçoit l’unité dans la diversité, la vocation même de l’Europe.

Le Président prône une Union à plusieurs vitesses : c’est choisir la division. Il dit que la fragmentation existe déjà, mais ce prétexte doit être renversé : ce n’est pas parce qu’elle existe qu’il faut l’aggraver. Le discours du Président à Athènes m’est resté en travers de la gorge. Il a fait la leçon à la Pologne et plus généralement aux peuples du Centre et de l’Est. C’est vouloir ignorer que ces pays ont connu des misères incomparables aux nôtres et que l’Occident, l’Allemagne, la Russie les ont privés d’indépendance pendant des siècles. Ils cherchent une souveraineté, les Français défendent la leur et tous les pays européens ont leurs populistes. Bâtir une souveraineté européenne est notre problème à tous, et ne confondons pas l’institution d’une avant-garde avec le nécessaire développement de coopérations renforcées entre des pays qui veulent aller de l’avant dans l’intérêt général.

De là découle ma critique de la politique de consolidation de l’Eurozone telle que la conçoit Emmanuel Macron : elle creuserait un écart profond entre nous et les non-membres de l’euro alors même que plusieurs d’entre eux sont intéressés à entrer. Jean-Claude Juncker propose de faire de l’euro la monnaie de toute l’Union à moyen terme : là est la bonne ambition. Mais ça ne fait sens que si l’on réforme radicalement le budget européen que les États membres ont littéralement naufragé (France incluse). Dans l’immédiat, oui, il faut doter l’Eurozone d’une capacité budgétaire autonome qui pourrait être placée dans un deuxième titre au sein d’un budget européen en reconstruction et axé sur l’investissement. Macron joue de l’équivoque mais il privilégie l’intérêt des membres de l’Eurozone : veut-il ou non renforcer le budget des 27, sachant que les défis des biens communs – sécurité, compétitivité, cohésion – sont à ce niveau et devraient associer d’autres peuples encore ?

D’autre part, pour un dialogue constructif entre la France et l’Allemagne il faut aller au fond des difficultés qui divisent l’Eurozone. Elles reposent sur l’asymétrie des puissances économiques en son sein : plusieurs pays, dont la France, accumulent des déficits des balances des paiements, l’Allemagne des excédents, c’est ainsi qu’une opposition s’est creusée entre débiteurs et créanciers. On ne sortira pas de cela seulement par des efforts de compétitivité chacun chez soi. Il faudra que la Grèce puisse exporter en Allemagne et l’Allemagne investir en Grèce. On en est loin. On doit imaginer une sorte de division intra-européenne du travail avec une stratégie industrielle commune, elle est aujourd’hui introuvable.

À propos de l’Europe qui protège je veux aussi souligner l’ambiguïté de la notion de convergence. Voulons-nous vraiment une convergence des règles de protection sociale entre des pays et régions connaissant de très grands écarts de développement, ou devons-nous plutôt poser la question de la cohésion, de la formation et du développement des territoires à l’échelle de toute l’Europe ?

La méthode et l’horizon d’Emmanuel Macron sont à la mesure de son volontarisme : des conventions démocratiques sur six mois seulement, un groupe de refondation réuni dès maintenant pour le pilotage et la synthèse future, puis les élections de 2019, puis, en 2024, des objectifs qui devront être atteints parallèlement à la réunion des Jeux Olympiques à Paris. Le risque que les conventions soient instrumentalisées saute aux yeux. Nous voulons beaucoup mieux que cela : aider systématiquement la société civile européenne à se bâtir elle-même, à se pérenniser dans la durée, à porter ses projets. Pour la France le Président veut « libérer les énergies », il a parfaitement raison mais de même est-ce nécessaire entre Européens et cela ne se fera pas simplement du sommet vers la base. J’ai présenté plusieurs rapports au Parlement européen et au gouvernement français visant à faire participer les citoyens et à créer des réseaux socio-industriels durables : ces objectifs restent d’actualité.

Quand on sait l’ambition d’Emmanuel Macron, son engagement pour l’Europe est une bonne nouvelle pour tous les Européens confrontés à la déstabilisation de leurs régimes politiques. Il faut soutenir le Président dans sa volonté de diriger la France vers l’Europe et de refonder l’Union, mais il ne faut pas que ses choix personnels dictent seuls les positions de la France et que nous fassions la leçon aux autres peuples. Il faut agir pour que les choix soient collectifs et pour écarter le risque d’aggraver les divisions. Nous sommes des innovateurs sociaux, industriels mais aussi politiques, qui riches de notre expérience, de notre créativité et de nos liens sommes aussi les bâtisseurs de la refondation.

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