Quelle solidarité européenne en matière d’asile ?

Corinne BALLEIX

Politologue, auteur de la « Politique migratoire de l’Union euro- péenne », La Documentation française, 2013, suit le dossier migratoire européen au ministère des Affaires étrangères.

Le nombre de demandeurs d’asile connaît une augmentation historique en Europe. Pour répondre à cette crise, la Commission européenne propose une réponse commune et solidaire. Mais les États membres sont-ils prêts à accepter des mécanismes de répartition ? Et sur quels critères ?

© European Union 2015 / Leguerre Johanna, Dechoux Thomas
© European Union 2015 / Leguerre Johanna, Dechoux Thomas

Dans un contexte de crises durables aux portes de l’Europe, 625 000 personnes ont sollicité l’asile dans l’Union européenne en 2014, selon les chiffres d’Eurostat(1), contre moins de 435 000 en 2013. Aux frontières extérieures de l’Union européenne, l’Italie a enregistré 65 000 demandes d’asile, la Hongrie, 43 000,
la Grèce, 9 500. Mais d’autres États membres ont été confrontés à des nombres parfois bien supérieurs de demandes d’asile : il y en a eu 203 000 en Allemagne, 81 000 en Suède, 63 000 en France. Inversement, l’Estonie n’a enregistré que 155 demandes d’asile, la République slovaque, 330, la Lettonie, 375. Or, la politique migratoire est censée être régie par le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres(2). Dans ce contexte, comment organiser une répartition solidaire des migrants ?
Pour répondre à cet objectif, le règlement Dublin(3) fixe des critères de désignation de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile, l’État dans lequel entre le migrant ayant l’obligation d’enregistrer ses empreintes digitales dans le système d’informations Eurodac(4). Des
critères de proximité familiale sont censés prévaloir mais, complexes à mettre en œuvre, ils sont peu utilisés, ce qui conduit le plus souvent à dési- gner l’État de première entrée comme l’État d’accueil, qu’il importe aussi de responsabiliser pour qu’il assure le contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen. En réaction, la Grèce et l’Italie n’enregistrent pas toujours dans le système Eurodac les migrants, les laissant partir demander l’asile dans d’autres États membres, ce dont atteste les chiffres de l’asile. En outre, les transferts entre États membres de demandeurs d’asile sont très peu nombreux, en raison de leurs coûts et de leur complexité. En 2011, selon la Cimade, seuls 1,7 % de demandeurs d’asile en France ont fait l’objet d’un transfert. Prenant acte des difficultés d’accueil de la Grèce, les Cours européennes ont suspendu les transferts vers ce pays(5). De même, en novembre 2014, la Cour européenne des Droits de l’Homme, dans l’arrêt Tarahkel, a condamné le transfert d’une famille vers l’Italie, jugeant que les autorités italiennes n’étaient pas en mesure d’accueillir de manière adaptée cette famille(6).
Ces dysfonctionnements nourrissent des remises en cause de la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’espace Schengen(7). Ainsi, en octobre 2013 les États membres ont adopté une révision de la gouvernance de l’espace Schengen qui élargit les possibilités qu’ils ont de réintroduire des contrôles aux frontières intérieures en cas de déficiences sérieuses et persistantes d’un État membre dans le contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen.
Clef de répartition pour les relocalisations
Afin de répondre au drame des naufrages de migrants en Méditer- ranée du début de l’année 2015, la Commission a présenté en mai 2015 un Agenda européen pour la migration. Elle y propose des mesures nova- trices, d’urgence et de plus long terme pour améliorer la solidarité entre États membres dans le traitement des « personnes en besoin manifeste de protection », en particulier Syriens, Irakiens et les Érythréens, dont les demandes d’asile sont accueillies favorablement dans plus de 75 % des cas. Elle propose en effet la mise en place d’un mécanisme de relocalisation obligatoire d’ur- gence, visant à répartir(8) sur deux ans 40 000 personnes « en besoin manifeste de protection »(9) à partir de l’Italie et la Grèce, vers les autres États membres. La Commission définit une clef de répartition des personnes à relocaliser entre États membres qui inclut les critères suivants : Produit national brut (à hauteur de 40 %), population (40 %), taux de chômage (10 %), nombre de demandeurs d’asile et réfugiés déjà accueillis par l’État (10 %). En contrepartie, des équipes de l’agence FRONTEX, du Bureau européen d’appui en matière d’asile, du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et des États membres seraient mobilisées, au sein de centres d’attente (« hot spots ») en Italie et en Grèce. Elles prêteraient main-forte aux autorités sur place pour enregistrer les migrants et distinguer parmi eux, les demandeurs d’asile « ordinaires », les personnes en besoin manifeste de protection, susceptibles d’être relocalisées, et les « migrants irréguliers », qui devraient être éloignés rapidement. Par ailleurs, la Commission a adopté une recommandation invitant les États membres à se répartir la réinstallation, à partir de pays tiers(10), sur deux ans, de 20 000 personnes identifiées par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. La Commission pourra le cas échéant proposer un système obligatoire de réinstallation.
Plus de 40 % des arrivants par voie maritime sont Syriens
Mais, ce mécanisme obligatoire de répartition, jugé trop contraignant par les États membres, a été clairement écarté lors du Conseil européen des 25 et 26 juin 2015(11). Outre un accroissement de l’aide d’urgence destinée aux États membres se trouvant en première ligne – Italie et Grèce – c’est sur une base volontaire qu’a été décidée une répartition d’urgence des migrants entre les États membres lors du Conseil Justice et Affaires étrangères extraordinaire du 20 juillet : les États membres ont ainsi décidé de réinstaller 22 504 personnes, ce qui va au-delà de l’objectif des 20 000 réinstallations, et de relocaliser 32 250 personnes, l’objectif de 40 000 relocalisations devant être atteint d’ici la fin de l’année 2015.
Cependant, ces avancées sont rapidement apparues dépassées : les demandes d’asile avaient augmenté au premier trimestre 2015 de 86 % par rapport au premier trimestre en 2014, et le nombre des primo-demandeurs d’asile atteignait 185 000 personnes(12). Elles ont cependant explosé au cours de l’été : entre janvier à juin 2015, la Hongrie a enregistré 65 415 demandes d’asile, contre 43 000 en 2014, et entre janvier et juillet 2015, Allemagne a reçu 188 486 demandes d’asile, contre 203 000 en 2014(13). En réaction, la Commission a présenté le 9 septembre une nouvelle proposition de relocalisation d’urgence de 120 000 personnes en faveur de l’Italie, la Grèce, et la Hongrie, ainsi qu’un mécanisme permanent et obligatoire de relocalisation, de nouveau fondé sur une clé de répartition entre États membres(14).
Le Conseil « Justice et Affaires intérieures » et le Conseil européen vont poursuive les efforts pour mettre en place un système de solidarité migratoire. Espérons qu’il puisse être à la hauteur des principes que l’Union européenne affirme et des défis auxquels elle est confrontée.

1. Eurostat, n° 53/2015, 20 mars 2015.
2. Article 80 TFUE du Traité de Lisbonne.

3. Règlement (UE) n° 604/3013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

4. Règlement (UE) n° 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n° 604/2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande de protection internationale.

5. CEDH, 21 janvier 2011, MSS c/Belgique et Grèce, req. n° 30 689/09. CJUE, 21 déc. 2011, NS c/Secretary of State of the Home Department et ME ea c/Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, aff. jointes C-411/10 et C-493/10.

6. CEDH, 4 novembre 2014, Grande chambre, Tarakhel c/ Confédération helvétique, n° 29217/12.

7. Règlement (UE) 1051/2013 du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 modifiant le règlement (CE) n° 562/2006.

8. European Commission, Proposal of a Council decision establishing provisional measures in the area of international protection for the benefit of Italy and Greece, COM(2015) 286 final, 27.05.2015.

9. Conseil européen extraordinaire, « Déclaration », 23 avril 2015. Et European Commission, Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, A European Agenda On Migration, COM(2015) 240 final, 13.05.2015.

10. European Commission, Commission recommendation of 8.06.2015 on a European resettlement scheme, C(2015) 3560 final, 8/06/2015.

11. Solution conforme au point o) des conclusions du Conseil européen du 23 avril 2015.

12. Cf. Eurostat communiqué de presse, n° 112/2015, 18 juin 2015.

13. L’Obs Rue89, « Demandeurs d’asile, la carte et les chiffres pour comprendre », 3 septembre 2015, http://rue89.nouvelobs.com/ 2015/09/03/demandeurs-dasile-carte-les-chiffres-comprendre-261038

14. European Commission, Proposal for a Council decision establishing provisional measures in the area of international protection for the benefit of Italy, Greece and Hungary, COM(2015) 451 final, 9.09.2015 et European Commission, Proposal for a Council regulation of the European Parliament and of the Council establishing a crisis relocation mechanism and amending Regulation (EU) No 604/2013 of the European Parliament and of the Council of 26 June 2013 establishing the criteria and mechanisms for determining the Member State responsible for examining an application for international protection lodged in one of the Member States by a third country national or a stateless person, COM(2015) 450 final, 9.09.2015.

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