Quelle guerre ? Quelle paix ?

Philippe HERZOG

Président fondateur de Confrontations Europe

Nous sommes en guerre mais quelle guerre ? Et d’abord quel ennemi ? Il y a un an le président Hollande parlait d’une guerre globale contre le terrorisme. En fin d’année le champ est ciblé : contre Daech. Et le ministre de la Défense de préciser : parce que c’est un État en formation qui nous attaque, disposant d’une armée de terroristes et manipulant une idéologie extrémiste. Mais cet État est à géométrie variable. On peut déloger Daech d’Irak et de Syrie sans l’éradiquer pour autant, il se déplace déjà vers la Libye et il y a beaucoup d’autres groupes terroristes que Daech, lequel veut rétablir le Califat des origines, un pouvoir indissociablement religieux et politique.

Nous sommes dans un contexte transnational durable de montée des violences. L’ennemi est ici, il recrute chez nous. Il est ailleurs, un foyer majeur est au Moyen-Orient où des États rivaux instrumentalisent la religion et des groupes terroristes prolifèrent. Mais plusieurs régions d’Asie centrale, d’Afrique, d’Asie du Sud-Est sont également victimes du cancer de l’islamisation de la violence par des groupes djihadistes. Nos frères de Tunisie, du Burkina Faso, du Nigeria et d’ailleurs sont frappés. Plusieurs États sont au bord de la rupture. Aucune protection de la France ne tiendra sans construire de fortes solidarités internationales, et notre compassion pour les victimes doit aller vers celles des autres peuples autant que vers les nôtres.

L’Europe doit agir pour une paix durable

La montée des violences aux extrêmes est concomitante de l’éclatement du monde des blocs de la guerre froide et les responsabilités des États-Unis et d’autres puissances occidentales sont considérables. Ils ont façonné la recomposition d’États, choisissant des alliés, les renversant, aiguisant les conflits enracinés dans les rivalités tribales et sociales locales. Pour autant, on ne doit pas minimiser les responsabilités des États et des groupes locaux et encore moins les excuser. Rien ne justifie le djihadisme. Lors d’un débat à Paris, j’avais l’occasion de dire à Tarik Ramadan qu’exploiter le sentiment de culpabilité de l’Occident et exciter celui de « victimisation » du monde musulman est irresponsable et dangereux. Dans un contexte de nationalismes exacerbés, l’Arabie Saoudite – « notre alliée » à qui l’on vend des armes –, et l’Iran qui revient consolidé sur la scène géopolitique, sont des puissances antagoniques au Moyen-Orient. La Turquie reçoit massivement des réfugiés – tout comme le Liban et la Jordanie –, mais le président Erdogan qui ambitionne un pouvoir sans entraves, joue avec le feu en l’éloignant de la tradition laïque et en mobilisant la confession sunnite.
Conformément à sa vocation, l’Europe doit agir pour une paix durable, objectif auquel toute intervention militaire devrait être subordonnée.
Les États-Unis et la Russie ont lancé un processus diplomatique à Vienne pour traiter la guerre en Syrie ; il réunit 17 États, les Nations Unies, l’Union européenne et la Ligue arabe. Soulignons le mérite des dirigeants italiens et de Federica Mogherini, commissaire européenne : depuis deux ans ils plaidaient pour l’implication de la Russie et de l’Iran dans la négociation. Les divisions entre les participants à Vienne sont énormes, mais leur rencontre est historique. Tous voudront obtenir des garanties pour la période post-Assad. Olivier Roy souligne que pour beaucoup d’entre eux l’ennemi principal n’est pas Daech. Il s’agit de trouver un équilibre dans le nouveau rapport des forces, et rien ne sera possible sans une entente entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Un compromis n’est pas hors de portée pour des objectifs immédiats : un accord de cessez-le-feu entre le régime syrien et les forces d’opposition, et la préparation d’élections pour la formation d’un futur gouvernement « représentatif ». Le pouvoir actuel est disséminé entre ce qui reste d’État, les groupes belligérants et Daech ; les participants à Vienne ne s’accordent pas encore pour établir la liste des groupes d’opposition qui seront habilités à négocier et qui auront un rôle décisif pour construire la paix. L’opération militaire au sol serait alors possible contre Daech ; elle reposerait sur un consensus international légitimé par l’ONU.
La France traumatisée réagit. Protection et fermeté sont légitimes. Mais la déchéance de nationalité, en plus de l’objection grave de principe qu’elle soulève, est une mesure foncièrement inappropriée. Le terrorisme se fabrique chez nous. On découvre la percée de l’islamisme radical dans les prisons, dans certains quartiers, dans les familles. Son idéologie entre dans les écoles. Des jeunes nationaux et européens connaissent une crise d’identité, et l’imaginaire du Califat séduit les plus impressionnables. Le fascisme portait aussi une idéologie mortifère de la pureté. Dans Hitler, un film d’Allemagne, le cinéaste Hans-Jürgen Sylberberg disait y voir la face noire de la culture européenne. Daech ne porte pas la culture européenne, il la hait, mais nos terroristes sont bien les nôtres.
Le sursaut après Charlie nous a fait du bien mais il est loin déjà. Comment ne pas observer que la vague de repli national va bien au-delà du Front National, en dépit de tant de réactions courageuses au sein de notre société ? Les appels au patriotisme, à l’unité autour des valeurs de la République, ne doivent plus masquer nos carences éducatives et démocratiques et alimenter le repli sur la « souveraineté ». Le sentiment d’insécurité nationale est beaucoup plus fort que le souci de participation à l’Europe et de l’ouverture au monde.

Défi d’une politique de civilisation

La question des réfugiés va pourtant se développer en 2016 et au-delà. Le risque de fermeture des frontières nationales est très grave. Sauver Schengen par une politique commune d’immigration bien assumée est crucial. Il faut créer une force communautaire aux frontières extérieures, partager les responsabilités d’accueil entre les pays membres, mutualiser les efforts pour l’hébergement, l’aide médicale, les cours de langue et la formation, organiser l’intégration sur le marché du travail en coopération avec les entreprises. Et proposer des politiques européennes de sécurité-défense et d’action extérieure relève de notre urgente responsabilité et les politiques de développement tout autant(1).
Le défi d’une politique de civilisation ne l’est pas moins. Le risque d’affrontement Islam-Occident est bien réel, il faut le désamorcer sans nier aucunement les conflits. L’Islam est divers et surtout il n’est pas une « essence » invariable, comme le voudraient les terroristes ; on doit le contextualiser. Les musulmans d’aujourd’hui sont des individualistes, globalisés comme nous. L’islamisme radical est un cancer qui sévit dans de nombreuses parties du monde. On doit dénoncer l’usage politique qui en est fait par des États qui alimentent le terrorisme ou le pratiquent eux-mêmes, cibler la crise de l’Islam politique qui est un grand facteur de déculturation. Le combat contre les violences faites aux femmes et pour la liberté d’expression a pris du retard. Et face aux violences nous n’avons pas à dire « ce n’est pas l’Islam », comme si nous pouvions le définir nous-mêmes ! Il faut chercher à le connaître en restant fermes sur nos fondements de l’éthique et de la loi. La laïcité est un progrès historique essentiel, mais elle ne doit pas être obtuse. En France nous avons chassé les religions de l’espace public pour établir clairement la primauté du politique ; mais c’était aussi vouloir ignorer leur place profonde dans les consciences et dans la culture. Les sociétés portent le fait religieux, qui évolue avec elles, et aujourd’hui elles sont multiculturelles. C’est ce que comprend Mme Merkel à sa façon quand elle a exhorté de jeunes allemands : « ayons le courage de dire que nous sommes chrétiens ; ayons le courage d’engager le dialogue avec les musulmans ».
Notre identité ne s’arrête pas aux valeurs républicaines et à l’idéalisation de nous-mêmes, elle doit évoluer pour s’enrichir en effet par le dialogue et la relation avec les musulmans – entre autres –, afin de concourir à un progrès de civilisation ici et ailleurs. L’action politique ne doit pas cultiver le repli de la nation ; elle doit au contraire l’aider à s’ouvrir au monde et à retrouver le chemin de la construction de l’Europe.

1) C’est le sens des Entretiens Eurafricains que Claude Fischer organise les 3 et 4 février à Ouagadougou.

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