L’urgence de réviser Dublin

Laurent GIOVANNONI

Responsable Accueil et Droits des étrangers au Secours Catholique

Les défauts du système d’asile européen sont connus de tous. Faire reposer la responsabilité de l’accueil des demandeurs d’asile sur les pays de première entrée, comme l’impose le Règlement de Dublin n’a fait qu’accentuer les tensions entre États membres et plonger les demandeurs d’asile dans des situations dramatiques. La Commission européenne en est à discuter de « Dublin IV », mais comment réformer un système intrinsèquement inopérant ?

Faut-il réviser le Règlement Dublin ? Et faut-il vraiment tenter de le sauver ? Cette question vient à l’esprit lorsqu’on constate les désordres majeurs que provoque ce dispositif européen en matière d’asile.

Le système Dublin repose sur deux principes établis dès sa conception en 1990. Le premier est simple : une personne ne peut demander l’asile que dans un seul pays européen, et cet examen vaut pour toute l’Europe. Cet objectif est cohérent avec la volonté de construire une politique commune. Il serait pertinent si les conditions d’octroi du statut de réfugié et les conditions sociales d’accueil des demandeurs d’asile étaient globalement semblables. Mais c’est une fiction : près de 30 ans après la signature de la convention de Dublin, les disparités entre les États de l’UE sont telles que l’idée d’un examen dans un pays pour toute l’Europe n’est pas réaliste. Et l’écart se creuse au fur et à mesure que les pays de l’Est européen durcissent leurs politiques.

Si un seul État peut être saisi par un demandeur d’asile, comment et qui détermine cet État ? C’est le second principe de « Dublin » qui prévoit que le pays responsable est celui qui a laissé entrer le demandeur d’asile dans l’espace européen : involontairement (entrée irrégulière) ou volontairement (en délivrant un visa). En retenant cette idée, les signataires de la convention Dublin ont généré des conséquences désastreuses, en cascade.

Crédits photo : Jérôme Tubiana

En effet, les difficultés d’accès au territoire européen sont telles que le demandeur d’asile n’a, de fait, pas le choix de l’État qui examinera sa demande. Il tente d’entrer dans l’espace européen par là où il le peut (Espagne, Italie, Grèce, etc.), et puisqu’il est désormais obligé de « déposer ses empreintes » dès son arrivée, il n’a plus, ensuite, la possibilité de se rendre dans un autre État de l’UE. S’il tente malgré tout sa chance ailleurs, il fera alors l’objet d’une « réadmission Dublin ». Ces procédures prennent des mois, pendant lesquels le demandeur d’asile « dubliné » est suspendu dans un no man’s land juridique et social destructeur. Situation totalement kafkaïenne, subie par des dizaines de milliers de personnes, et qui ne fait que s’aggraver d’année en année.

En ne tenant pas compte de la volonté des réfugiés, de leurs attaches culturelles, de leurs projets, Dublin gêne leur intégration dans le pays d’asile, puisqu’il ne correspond pas à celui dans lequel ils auraient été entourés. À considérer les réfugiés comme « une charge à se répartir », la philosophie de Dublin oublie ainsi le dynamisme de personnes qui, avant d’être des « réfugiés », sont des hommes et des femmes qui veulent décider, comme tout un chacun, de leur propre vie.

Le système Dublin est enfin profondément inéquitable puisqu’il fait peser une très lourde charge sur les pays d’entrée dans l’UE (Italie, Grèce). Nul besoin ici de rappeler les tensions et les déséquilibres qui croissent entre les pays de premier accès et les autres. Les larmes de crocodile de certains après le résultat des dernières élections italiennes ne peuvent faire oublier l’absence de volonté politique de réformer de façon plus juste la répartition des responsabilités entre États européens. La partie de ping-pong qui se joue à la frontière franco-italienne entre les polices des deux pays, au détriment des réfugiés, illustre à elle seule le double discours des autorités françaises en matière de « solidarité européenne ».

Alors est-il possible et envisageable de réformer le système Dublin sur des bases conformes aux valeurs de protection et de solidarité intra-européenne ? Sans doute, mais cela passe nécessairement par un questionnement de ses principes fondateurs. Car il faut se rendre à l’évidence : le premier principe – une demande d’asile étudiée vaut pour tout l’espace européen – n’est atteignable qu’à la seule condition d’une profonde harmonisation des critères d’octroi de la protection comme des conditions sociales d’accueil. Or, en l’état actuel du gouffre qui se creuse entre l’Est et l’Ouest européen quant à la politique migratoire, cet objectif est peu réaliste. Reconstruire Dublin signifierait donc de reconsidérer son espace, avec les États qui souhaitent cette harmonisation tout en partageant une semblable vision de l’accueil des réfugiés. La proposition d’un Office européen de l’asile, proposée notamment par Emmanuel Macron, aux contours encore indéfinis mais qui serait une sorte d’OFPRA européen, va dans ce sens. Mais cette idée pourra difficilement prospérer au-delà de certaines frontières (France, Allemagne, Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas…). Ce serait alors prendre acte d’une Europe à deux ou plusieurs vitesses. Qui osera franchir cette étape ?

Réformer Dublin devra nécessairement remettre en question aussi son deuxième principe : celui portant sur la détermination de l’État responsable ou de l’État d’accueil. Pour les raisons évoquées ci-dessus, l’absence de choix du pays d’accueil laissé aux demandeurs d’asile est une absurdité : elle est inefficace, elle engendre des dispositifs et des procédures kafkaïennes, elle repose sur une vision dirigiste et au final handicapante pour les réfugiés. Il faudra donc bâtir le futur Dublin en prenant comme principe premier le libre choix du pays d’accueil par le demandeur, l’absence de choix devant rester l’exception.

Une telle refondation prendra, si elle a lieu, des années.

En attendant, le durcissement permanent des lois pour « appliquer Dublin » – qu’il s’agisse des négociations sur Dublin IV, ou de la récente loi française sur la rétention des « dublinés » – ne fera qu’accroître les désordres actuels.

Aussi, plutôt que de s’acharner à vouloir faire fonctionner un dispositif qui n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera jamais, il serait bienvenu que la France prenne l’initiative de proposer à ses voisins les plus proches – en l’occurrence l’Italie et l’Allemagne – de négocier des modalités de mise en œuvre plus souples. En faisant en sorte, par exemple, que toutes les personnes dont la demande d’asile n’a pas été étudiée puissent déposer leur demande dans l’un de ces trois pays : celui de leur choix.

160 000. C’était le nombre de demandeurs d’asile qui devaient être répartis sur une période de deux ans, entre septembre 2015 et septembre 2017, dans les États membres de l’Union européenne afin de venir en aide à l’Italie et la Grèce débordées par les arrivées massives de l’été 2015. Le chiffre avait été déterminé par le cabinet de Jean-Claude Juncker. Les services de la Commission l’avaient d’emblée jugé trop élevé, irréalisable. A raison semble-t-il. Un peu moins de 35 000 demandeurs d’asile ont été relocalisés deux ans plus tard…

De fait, le « plan de relocalisation » des demandeurs d’asile était mal parti. D’emblée, quatre pays (Hongrie, Slovaquie, République tchèque et Roumanie) s’y étaient opposés. La Slovaquie et la Pologne ont même déposé un recours auprès de la Cour de Justice de l’UE pour contester la logique même des « quotas » imposés aux États membres. Si leur recours, en septembre dernier, a été rejeté par la justice européenne, aucune sanction n’a été prise à leur égard, la Commission craignant de creuser encore un peu plus le fossé entre États membres…

L’échec du plan est patent alors même que n’étaient ciblés que les demandeurs d’asile originaires de pays dont le « taux de reconnaissance », c’est-à-dire le taux de réponses positives, dépassait 75 %. Ce plan de répartition des demandeurs d’asile concernait donc presque exclusivement les Syriens et les Érythréens. Après la signature du deal UE-Turquie, en mars 2016, il s’adressait de fait plus spécifiquement aux Érythréens puisque les Syriens étaient renvoyés de Grèce vers la Turquie, considéré comme un « pays sûr » – ce qui apparaît à nombre d’acteurs assez contestable.

Cet échec porte la marque de la faillite de la solidarité entre États membres sur l’enjeu migratoire. En début d’année, néanmoins se sont ouvertes, à Bruxelles, les négociations « Dublin IV ». La Bulgarie, qui préside, depuis janvier, le Conseil de l’Union européenne depuis janvier, tente de trouver un système plus juste afin d’éviter que les demandeurs d’asile se retrouvent dans leur immense majorité en Grèce et en Italie, une situation qui ne cesse d’aggraver les tensions entre États membres. Les 27 rediscutent de la mise en place de quotas par État. Donald Tusk, le président du Conseil européen, qui apparaît sur ces questions migratoires comme la tête de pont avancée des pays de Visegrad, s’est clairement déclaré en faveur de quotas « volontaires ». Mais le risque serait alors qu’aucun État ne se déclare justement volontaire… Des discussions tendues sont en cours entre les gouvernements des 27 sur la détermination d’un seuil qui, s’il est atteint, déclencherait un plan de répartition des migrants dans les États membres. Évidemment la Grèce exige que ce seuil soit le plus bas possible, la France qu’il soit le plus élevé possible… Un dispositif censé rallier les États les plus récalcitrants : il serait question de demander aux États membres qui refusent de relocaliser des demandeurs d’asile de financer les frais d’intégration du demandeur d’asile dans l’État membre qui accepterait de l’accueillir à leur place. Au prochain Conseil européen de juin, les 27 sont censés s’accorder sur une telle solution par consensus. Si les États membres ne trouvent pas d’accord – ce qui est probable… – la situa­tion risque d’être désastreuse. De fait, en juin, la présidence du Conseil européen passe à l’Autriche dont le nouveau gouvernement qui rassemble six ministres d’extrême droite, a décidé de mener une intense lutte contre ­l’immigration et les réfugiés…

Clotilde WARIN, Rédactrice en chef, Confrontations Europe

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