L’Europe sociale doit progresser

Laurent BERGER et Luca VISENTINI

Secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)
Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES)

L’Europe « passe » mal tout d’abord parce qu’on en parle mal. Parce qu’on la représente mal. Confrontations Europe a choisi de donner la parole à deux dirigeants syndicaux pour parler Europe, défis, avenir : Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) et l’Italien Luca Visentini, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES) à Bruxelles qui réunit près de 90 organisations syndicales de 39 pays européens.

L’Europe sociale doit progresser

L’Europe est rejetée par une frange de plus en plus large des opinions publiques et peine à être vue comme une Europe sociale, au service des citoyens. Pourtant, n’y a-t-il pas eu des acquis européens au niveau social ?

Laurent Berger. Il y en a beaucoup. Le premier acquis de l’Europe est de garantir la paix entre les États de l’Union et cela ne semble pas totalement anodin lorsque l’on voit les tensions qui se font jour aux frontières de l’Europe. Le deuxième acquis, c’est un certain modèle social. Cet aspect est peu visible car l’Europe sociale doit encore progresser, mais il est réel en terme de santé et de sécurité au travail, de lutte contre les discriminations, d’égalité hommes-femmes. Il faut aussi mentionner la libre circulation des citoyens dans 26 États européens, même si l’Europe est aussi attaquée là-dessus, ce qui est assez paradoxal. Et puis il y a l’euro, véritable outil de performance dans le monde.

Luca Visentini. Pour moi, les trois acquis majeurs de l’Europe sont, tout d’abord, l’« économie sociale de marché », un terme défini par Jacques Delors, maintenant inscrit dans les Traités, et qui assure un équilibre entre compétitivité économique et inclusion, cohésion, droits sociaux. Ensuite, l’acquis social européen qui repose sur près de 70 dispositifs législatifs traitant de questions sociales auxquels s’ajoute la charte des droits sociaux et, en troisième lieu, le dialogue social, animé par 44 comités de dialogue sectoriel européens. Donc on ne peut pas dire que l’Union européenne n’a pas légiféré sur les questions sociales même s’il est vrai que les huit années de crise ont conduit l’Union à une gouvernance plus économique.

Pourquoi passe-t-on sous silence ces avancées sociales ?

L.V. En fait, l’Union européenne est toujours désignée comme responsable des politiques d’austérité. Mais la vérité est que ce sont les États membres qui les ont imposées. C’était là une mauvaise réponse et qui n’a pas permis de résoudre la crise puisque nous sommes toujours en stagnation et que les chiffres du chômage sont toujours très élevés. La plupart des leaders politiques n’ont aucune solution et ne cherchent pas des voies alternatives. Ils se contentent de rejeter la responsabilité de leur échec sur des boucs émissaires : parmi lesquels l’UE, ou encore les trop hauts salaires, les systèmes de protection sociale difficilement tenables, les migrants… Très peu d’entre eux tentent de cibler les vrais problèmes que sont le chômage, les inégalités, la pauvreté…

L.B. Il est vrai qu’on ne capitalise jamais sur les résultats obtenus. Et que les politiques s’expriment d’abord au nom de leur pays. Pour moi, ils sont coupables de ne pas être capables de porter une parole européenne. L’Europe a un problème de dirigeants, et de mythification du poids de chacun des pays européens. Or, le seul espace territorial dans le monde qui puisse penser son modèle économique, son modèle social et aussi le devenir de la planète, c’est l’Europe. Mais, comment l’expliquer aux citoyens ?

En effet, comment ? L’Europe est-elle la mieux à même de répondre à la mondialisation, aux mutations profondes en cours dans les domaines du numérique, de la transition énergétique, à l’enjeu démographique ?

L.V. Oui, elle l’est mais seulement si elle mène une politique macro-économique conjuguée à une véritable politique sociale de création d’emplois de qualité. Nous-mêmes, à la CES, nous défendons une stratégie européenne fondée sur quatre piliers : il s’agit, en premier lieu, de promouvoir l’investissement. Nous sommes, notamment, pour la mise en place d’un Trésor qui pourrait d’emblée être doté des 300 milliards d’euros disponibles du Mécanisme européen de stabilité (MES). En deuxième lieu, il faut augmenter les salaires en lien avec la productivité. Troisième point : consolider le socle social, en s’assurant, par exemple, que les outils législatifs déjà en place soient bien utilisés par les États membres, ou encore en soutenant la directive en faveur de l’accès universel aux systèmes de protection sociale, ou encore la révision de la directive sur les travailleurs détachés… Enfin, le quatrième pilier porte sur la nécessaire prise en compte de la crise migratoire qui nous permet certes de combler le déficit démographique en Europe mais qui est aussi un enjeu de droits de l’homme.

L.B. L’Europe sera capable de répondre aux défis actuels si, comme le dit Luca, elle se projette dans le modèle de demain, en investissant massivement dans les transitions énergétique et écologique, en développant davantage l’économie de la connaissance, en renforçant notre industrie. L’Europe a cette difficulté à passer dans le monde du XXIe siècle. Elle devrait être stratège au niveau industriel.

Pour appuyer cette démarche, quel devrait être le rôle des syndicats ?

L.B. Le syndicalisme doit avoir un rôle de déconstruction des discours europhobes et dire qu’il faut que l’Europe soit aussi un espace de dialogue social. Je rêve qu’un jour les dirigeants syndicaux de plusieurs pays soient invités à un vaste round de ­dialogue social avec les patrons afin de ­définir ensemble les défis de demain. Qu’on refasse ce qui a été fait sous la présidence de Jacques Delors. Cette méthode donnait envie.

L.V. En tant que syndicats, nous nous trouvons confrontés à deux problèmes. Le premier est que nous n’avons pas été capables d’avoir une influence pour inverser les mauvaises politiques mises en place par l’Union. Nous n’avons pas réussi à gérer la mondialisation. Nous devons montrer à nos membres que nous pouvons faire la différence et leur offrir de meilleures conditions, de meilleures chances, droits, emplois…Nous devons avoir de bonnes propositions et être en capacité de bien les négocier.

Autre point crucial : nous sommes encore bien trop peu au contact avec les nouvelles formes de travail (économie numérique, économie verte, auto­entrepreneurs…). Pendant longtemps les syn­dicats ont pensé qu’ils n’étaient pas des travailleurs comme les autres. Nous devons nous assurer que le système traditionnel de protection sociale leur soit étendu.

Mais, dans le même temps, comment répondre au climat de défiance qui touche aussi les organisations syndicales ?

L.B. Par l’utilité, la proximité. Si le syndicalisme veut retrouver du poids au niveau européen, il doit se renforcer dans l’entreprise. Il faut que l’Europe remette des porteurs d’intérêt général autour de la table, que l’on ait l’Europe combative. C’est le compromis qui nous fera avancer en Europe, mais le compromis positif, débattu, confronté, arraché au sens d’un rapport de force normal entre avis divergents.

L.V. Il faut des faits. Il faut que nous soyons en mesure de démontrer que la seule façon de défendre l’emploi, c’est de préserver la taille des multinationales mais, face à des restructurations, d’y adjoindre des outils de protection des travailleurs élaborés à l’échelle européenne pour faciliter les trajectoires professionnelles, permettre des requalifications, le tout dans un mode de gouvernance local et en assurant une solidarité à travers les frontières. Cela apparaîtra alors comme des faits. Si nous sommes à même de parler de résultats concrets, il sera facile de convaincre les gens que Donald Trump ou Marine Le Pen ne promettent que des rêves…

Si on tourne notre regard vers le futur, quelles initiatives portez-vous en faveur d’un vrai projet collectif européen

L.B. Avec Luca, notamment, nous portons un certain nombre d’ambitions concrètes : l’instauration d’un salaire minimum dans chacun des pays, d’une assurance chômage européenne qui ait à la fois du sens en termes budgétaire et au niveau social… mais cela ne suffira pas si l’on ne porte pas la vision d’un projet global. Il faut refaire sens. Il faut créer cet horizon commun, définir des processus qui soient plus communautaires qu’intergouvernementaux. Il faut un Eurogroupe social qui permettrait de montrer qu’on est plus forts ensemble que chacun de notre côté.

L.V. Nous sommes aussi en faveur d’un Eurogroupe social. Nous enjoignons les ministres du Travail et des Affaires sociales européens à le mettre en place. Mais le problème est qu’au sein de l’Union européenne, les ministres des Finances n’écoutent pas les ministres du Travail. Et le président de l’Eurogroupe actuel, Jeroen Dijsselbloem, qui est pourtant social-démocrate, se révèle dans les faits le pire néolibéral qu’on puisse imaginer. Donc oui à un Eurogroupe social mais d’abord faisons en sorte que s’établisse une vraie connexion entre ministres du Travail et des Finances.

Propos recueillis par Clotilde WARIN, rédactrice en chef, Confrontations Europe

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