Les GAFA ou le péril démocratique ?

Jean-Hervé LORENZI

Mickaël BERREBI

Economistes

Privacy, fiscalité, abus de position dominante, enjeu démocratique : Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi reviennent pour nous sur les défis posés par les GAFA.

L’émergence des GAFA et des grandes entreprises technologiques a permis de rappeler toute la valeur qu’il est nécessaire d’accorder à la donnée. Dès 2006, on assimilait son rôle dans la révolution numérique à celui du pétrole au cours de la révolution industrielle. On évoquait l’extraction de la donnée brute et les méthodes pour la « raffiner » puis l’exploiter… Tout cela va désormais en s’accélérant, car à la différence des énergies fossiles, la donnée est une source intarissable. Avec l’internet des objets en particulier, chaque fait, chaque geste, devient synonyme d’encore plus d’informations. Les objets connectés devraient ainsi contribuer à faire doubler la taille de l’univers numérique tous les deux ans.

Pourtant, transmettre une donnée confidentielle à une entreprise privée ou à un tiers n’est pas un phénomène nouveau. Pensons à toutes les informations personnelles que l’on transmet à son banquier, son médecin, son avocat… Mais si, hier, l’information était envoyée de façon éparse, elle se concentre aujourd’hui dans les mains d’une poignée d’entreprises. Et, la variété de la nature des données est extrêmement large : centres d’intérêts, comportements de consommation, orientation politique ou religieuse, données médicales ou financières, géolocalisation indiquée en temps réel, etc.

 

Manne d’informations confidentielles

Tout cela est désormais centralisé et agrégé chez quelques sociétés seulement. Outre l’ergonomie parfaitement pensée et la qualité du service rendu, le modèle économique de ces entreprises repose largement sur la gratuité. C’est notamment par ce moyen que ces entreprises obtiennent le consentement de l’utilisateur, voire sa frénésie, et parviennent à collecter une manne d’informations confidentielles. La phrase devenue culte – « Lorsque c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » – suscite toutefois toujours cette même réaction d’insouciance – « Qu’importe, je n’ai rien à cacher ! » – balayant ainsi d’un revers de main toute la gravité que ce pacte suppose.

Cette gravité relative à la donnée est plus ou moins discutée à travers les différents débats d’aujourd’hui relatifs à l’influence des GAFA, et bientôt des BATX. Quatre types de sujets sont largement traités. Il s’agit de sujets techniques et bien précis, et tous sont en voie d’être résolus. Le premier, c’est bien sûr la privacy et les risques liés à l’exploitation des données à des fins commerciales ou politiques. Nous le savons, l’enjeu du traitement des données concerne aussi l’amélioration des algorithmes et l’optimisation des modèles prédictifs. Nous convergeons vers des services toujours plus individualisés, qu’il s’agisse de ciblage marketing ou de médecine personnalisée. Toutefois, si l’affaire Snowden n’a pas eu l’impact attendu concernant une quelconque évolution dans le comportement des utilisateurs, il semblerait que l’affaire Cambridge Analytica ait permis une prise de conscience ponctuelle et collective des dérives possibles du traitement des données de masse. La réglementation évolue progressivement elle aussi, en Europe essentiellement, avec l’entrée en vigueur du Règlement Général sur la Protection des Données depuis le 25 mai dernier.

Ensuite, il y a le sujet de la fiscalité et des techniques d’optimisation largement pratiquées par les entreprises numériques. On a tous en tête ces différentes amendes infligées par quelques pays, européens ou pas, à l’encontre de certains géants de la tech. La Commission européenne et l’OCDE semblent eux aussi bien décidés à poursuivre leurs efforts pour faire évoluer les règles actuelles, et tout cela devrait se résoudre dans un avenir proche avec une remise à niveau de la fiscalité internationale et une prise en compte des caractéristiques propres à l’univers du numérique dans le calcul de l’imposition.

 

Impossible maîtrise de notre avenir technologique

Le troisième type de débat, ce sont les accusations de pratiques commerciales abusives et l’abus de position dominante envers les GAFA et les autres big techs. Comme pour la fiscalité, la Commission européenne et sa commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager, suivent ce dossier de près, et déjà, n’hésitent pas à infliger de lourdes amendes en attendant qu’une évolution réglementaire se mette en place. En juin 2017 par exemple, la pénalité infligée à Google s’était élevée à hauteur de 2,42 milliards d’euros. La raison concernait un abus de position dominante du moteur de recherche « Google Search » accusé de favoriser le comparateur de prix « Google Shopping », une pratique évidemment jugée illégale et déloyale au regard des règles de la concurrence de l’Union européenne. Enfin, le dernier sujet, largement traité lui aussi, concerne tous les débats liés aux fake news et aux risques de manipulation de l’information.

Cependant, un cinquième sujet est totalement absent de nos réflexions : pour la première fois de notre histoire, nos sociétés démocratiques semblent incapables de maîtriser leur avenir technologique. C’est pourtant précisément ce sujet qui devrait retenir toute notre attention. Comment en sommes-nous arrivés là ? Il semblerait que, depuis la crise financière de 2008, le monde soit devenu perplexe. Il a enfin pris conscience des grandes contraintes auxquelles il doit faire face : le vieillissement démographique, le ralentissement des gains de productivité, l’explosion des inégalités, la finance non maîtrisée… L’environnement politique est marqué un peu partout dans le monde par la montée des extrémismes et du populisme. Et dans cet environnement si fragmenté, les États sont désormais dans l’impossibilité de définir toute nouvelle trajectoire. Face à ce vide politique, on a vu apparaître certains gourous et patrons de grandes sociétés technologiques qui se sont subtilement emparés d’une place qui était à prendre… Il n’y a qu’à les écouter décrire ce paradis terrestre, cet Eden technologique, dans lequel il serait possible de créer des villes ­autonomes sur Mars, repousser les limites de la mort et faire de l’homme un surhomme aux capacités augmentées. Qu’il s’agisse d’entreprises spécialisées dans le numérique, le génie génétique, l’énergie ou le transport spatial, ces nouveaux prophètes technologiques dessinent pour nous le monde qu’ils veulent pour eux.

On pourrait penser que les grandes entreprises numériques se distinguent dans l’histoire économique moderne par leur puissance technologique, financière ou politique. Mais la situation que nous vivons n’a en fait rien d’original… Déjà dans le passé nous avons connu des entreprises aux caractéristiques similaires en termes de taille et d’influence. La nouveauté réside en réalité dans le projet sociétal que dessinent et imposent ces entreprises technologiques. Les discours des patrons de la Silicon Valley témoignent bien de cet espoir naïf qui explique comment les contraintes humaines seront surmontées par le progrès technique et la science. Si l’on s’appuie sur certaines technologies dites « de rupture », on peut d’ailleurs s’apercevoir du caractère si particulier et dangereux du système de valeurs vers lequel ces entreprises nous dirigent. Par exemple, l’intelligence artificielle suppose un risque d’aliénation ; le big data traduit une disparition progressive du libre arbitre ; et surtout le génie génétique réveille la tentation pour l’homme de devenir un homme-dieu et de tendre vers l’immortalité.

Finalement, on peut estimer que la conséquence ultime du consentement passif et généralisé à devenir un produit en échange de la gratuité d’un service relève d’une gravité bien plus profonde que celle initialement imaginée. La donnée ne relève plus d’un simple sujet de confidentialité ou de ciblage marketing, elle concerne notre liberté et son avenir. Bien entendu, notre position ne consiste pas à rejeter le progrès technique, les GAFA et big techs ont à leur tête des innovateurs et industriels exceptionnels. Mais le fait d’être innovants n’autorise pas des entreprises privées à tracer la route de l’humanité. Ce n’est tout simplement pas leur rôle. Et si aujourd’hui, nos sociétés démocratiques semblent incapables de maîtriser leur avenir technologique, c’est à la réflexion humaine et collective, et donc politique, de reprendre le dessus pour définir l’avenir de notre liberté. Bien sûr, chaque innovation technologique fait l’objet de beaucoup d’espoirs. Mais chacune d’entre elles suppose aussi des débats économiques et philosophiques que nous devons aborder. À nous de converger vers un monde plus apaisé qui aura la vertu de redonner au politique tout son rayonnement et sa capacité à se projeter dans un avenir construit par et pour les hommes.

À lire

L’avenir de notre liberté : Faut-il démanteler Google… Et quelques autres ?
De Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi, éditions Eyrolles, juin 2017.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici