L’entreprise en Europe, acteur d’une économie sociale de marché

Marcel GRIGNARD

Président de Confrontations Europe

Le concept d’« économie sociale de marché », que l’Europe a inscrit dans ses textes, était prometteur. Il ne s’est toujours pas traduit dans les faits. Pourquoi ? S’agit-il d’une belle promesse non tenue à oublier ou ce concept peut-il émerger et éclairer l’avenir européen ?

Accentuation des concurrences intra-européennes, contestation des traités de libre-échange… c’est bien le rôle du marché et sa régulation qui sont questionnés par les Européens. Après avoir inscrit le principe de l’« économie sociale de marché » dans le traité de Maastricht il y a 25 ans, les responsables politiques de l’Union européenne l’ont réaffirmé dans l’article 2 du traité de Lisbonne signé en 2007 : « L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée (…) une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein-emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations (…) promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen ».

Mais, l’Union européenne n’a pas vraiment suivi cette trajectoire au cours de la dernière décennie. Ce n’est pas la première fois qu’elle fait le grand écart entre l’ambition politique affichée et la traduction dans les pays de l’Union alimentant ainsi la distance grandissante entre les citoyens et l’Union européenne, institutions et politiques confondues.

La séparation de l’économique et du social est un problème structurel pour l’avenir de l’Union européenne. Dans ses principes « l’économie sociale de marché » est très actuelle mais sa mise en œuvre butte en particulier sur la séparation de l’économique traité au niveau communautaire et du social qui est de la responsabilité des États membres. L’Union européenne, ayant la responsabilité de l’intégration économique, construit le marché en réduisant au fil du temps ce qui entrave la concurrence. Les États membres, qui doivent viser la convergence économique tout en préservant leurs intérêts nationaux, sont amenés à puiser dans les conditions sociales du marché en s’efforçant de ne pas se faire distancer par leurs voisins. Le coût du travail et la flexibilité sont régulièrement convoqués au nom d’une approche étriquée de la compétitivité. Certes des domaines sociaux importants sont de la compétence communautaire, mais on a pu constater tout récemment avec la Directive sur les travailleurs détachés ou celle sur la durée du travail que l’attitude des États membres rend très difficile leur adaptation.

Persister à considérer que la puissance publique doit organiser le marché au niveau européen et traiter de ses dimensions sociales au niveau de chacun des États revient à estimer de fait que la fonction du social est de limiter, voire de réparer les dégâts du marché. Cette option a ses partisans mais ne répond pas aux défis d’une Europe plongée dans une compétition internationale. Nombreux sont ceux qui, au moins dans les principes, considèrent que les facteurs sociaux et culturels sont déterminants dans la mobilisation des intelligences, l’implication des personnes, le travail en réseau et favorisent la performance. Il est sûr que c’est par cette voie qu’on saura répondre aux défis mondiaux des transitions numériques, énergétiques et que l’Europe parviendra à maintenir sa place dans un monde ouvert et difficile tout en préservant son identité culturelle.

Pendant longtemps, le développement des échanges a permis de rapprocher les peuples ce qui pouvait justifier la construction d’une Europe basée sur l’intégration par le marché. Mais, aux limites dues à la séparation de l’économique et du social que nous venons de souligner, il faut ajouter la trajectoire prise par la mondialisation qui impacte le fonctionnement des entreprises. Les idées de Milton Friedman et de ses disciples, considérant en priorité l’entreprise comme un lieu de maximisation des profits dans une approche court termiste, se sont imposées en Europe comme ailleurs. Elles aboutissent dans les entreprises à l’éloignement des centres de décisions, à l’ignorance des dimensions territoriales et culturelles dans leurs décisions stratégiques.

On comprend pourquoi au sein de l’Europe et dans son rapport au monde, l’évolution du marché est vécue comme une menace pour beaucoup d’Européens qui sont de plus en plus nombreux à s’en remettre à ceux qui prônent le repli.

Une vision partagée de l’entreprise en Europe

À l’inverse « l’économie sociale de marché » peut réconcilier les citoyens désireux de voir s’édifier une Europe solidaire et ouverte sur le monde. L’Europe peut perpétuer ce qui fait sa marque de fabrique, et choisir d’articuler l’économique et le social en puisant dans la culture des droits fondamentaux, dans sa tradition humaniste(1). Progresser vers « l’économie sociale de marché » c’est, notamment, réaffirmer le lien entre l’économique et le social, mais proposer d’avancer par un transfert de souveraineté au niveau européen de domaines sociaux nationaux est illusoire. Les États ne sont pas près de l’envisager, et la complexité du social est redoutable. Il faut en effet impérativement prendre en compte les histoires et les préférences nationales diverses, les problèmes à traiter ne se posent pas partout de la même manière. Prendre le temps et les moyens de la convergence serait déjà ambitieux. Il nous semble plus prometteur de progresser vers une vision partagée de l’entreprise en Europe.

L’entreprise est justement ce lieu d’implication et de coopération des différents acteurs, tous indispensables à son activité. C’est ici que se noue concrètement, plus ou moins bien, le lien entre l’économique et le social. C’est là que se pose la question du travail et que s’élabore le compromis « Capital/Travail », domaine ou l’Europe a su développer des pratiques particulières de dialogue allant jusqu’à la codétermination(2). L’entreprise est cette forme de communauté humaine plurielle qui n’ignore pas les conflits mais est dans l’obligation de les dépasser et peut d’autant mieux le faire qu’elle parvient à forger un projet partagé par et avec l’ensemble de ses parties prenantes.

Cadre européen pour des entreprises durables

Miser sur l’entreprise pour progresser vers une « économie sociale de marché » n’a de sens que si les institutions européennes y jouent leur rôle et construisent un cadre favorable. Il faut réaliser un diagnostic sérieux, se projeter dans une vision partagée de ce que peut être une « entreprise en Europe » afin d’en faire un paramètre de traitement des questions d’actualité (ou qui vont assurément le devenir) de l’agenda européen :

• Quelles normes comptables européennes à la place de celles importées des États-Unis ? Construites autour de la valeur boursière, elles sont antagonistes avec une stratégie de développement de long terme.

• Comment intégrer les paramètres éco­nomiques, sociaux et sociétaux dans la valo­risation et la mesure de rentabilité des investissements ?

• Quelle convergence fiscale pour réduire la concurrence fiscale entre entreprises sur le territoire européen ?

• Quelle prise en compte des externalités (positives et négatives) résultant de l’activité économique ? Le prix trop bas du carbone illustre notamment le propos quand, dans un marché européen de l’énergie, il favorise la rentabilité d’une production d’électricité dont le mix est fortement émetteur de gaz à effet de serre. Comment intégrer ces questions d’externalités dans le secteur agricole avec la nécessaire réforme de la PAC ?

• Quelle prise en compte des enjeux économiques sociaux, sociétaux dans les accords commerciaux ?

• Quelle gouvernance ? Quelle place pour les différentes parties prenantes dans la gouvernance des entreprises ? Quelle approche d’une codétermination européenne ?

• Quelle devrait être la définition juridique de l’entreprise ? Comment la rendre com­patible avec une « économie sociale de ­marché » ? Comment articuler « vision euro­péenne partagée » et culture nationale ?

Une Europe compétitive passe par des entreprises qui le sont et qui sauront inventer avec leurs différentes parties prenantes une forme de communauté humaine en cohérence avec les valeurs européennes sans omettre de répondre aux défis d’un environnement inédit. Il faut, parallèlement que les intentions du socle social adopté en décembre par le Conseil européen se traduise dans les faits. Puissances publiques et entreprises ont des responsabilités complémentaires pour que l’Europe et le monde optent pour un développement soutenable.

1) Dans le cadre d’un projet intitulé « Passé et avenir de la civilisation européenne » dont Confrontations est partenaire, le Collège des Bernardins fait d’un nouvel humanisme un enjeu du futur de l’Europe.

2) Lire également dans ce numéro l’article écrit par Olivier Favereau, respon­sable du département Économie et Société au Collège des ­Bernardins, p. 12.

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