L’Allemagne dans la « normalité » européenne…

Frank BAASNER

Directeur de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg (DFI)

L’entrée au Bundestag d’un parti d’extrême droite, dont quelques dirigeants, proches des milieux néo-nazis, ont tenu des propos franchement racistes, a suscité de très vives réactions partout en Europe. En effet, la montée de ce parti depuis l’arrivée massive de réfugiés en 2015 peut inquiéter. Même si 60 % des électeurs de l’AfD (Alternative für Deutschland, Alternative pour l’Allemagne) disent ne pas avoir voté pour ce parti mais avant tout contre tous les autres, il est choquant d’entendre des opinions agressivement nationalistes, des slogans de haine et de rage.

Faut-il craindre une instabilité politique en Allemagne ? Rappelons qu’une des vertus du système démocratique allemand a toujours été justement sa grande stabilité institutionnelle. Pendant des décennies, la RFA n’a connu que deux grands partis, les Chrétiens-Démocrates (CDU) et les Sociaux-Démocrates (SPD) ainsi qu’un plus petit parti, les libéraux du FDP. Cette stabilité n’empêchait pas l’alternance démocratique. L’irruption des Verts, créés en 1980, dans la politique allemande a certes provoqué un changement, mais le nouveau parti a vite participé aux différents gouvernements. Avec la réunification un cinquième parti, le PDS, regroupant une grande partie de l’électorat communiste de l’ancienne RDA, a vu le jour. Quand l’aile gauche du SPD, suite aux réformes de Gerhard Schröder, a quitté le parti, elle a choisi de fusionner, quelques années plus tard, avec les anciens communistes de la RDA pour former le parti Die Linke, représentée au Bundestag aujourd’hui. Les Verts, de leur côté, ont fusionné, en 1993, avec le mouvement de libération en RDA sous le nom de Bündnis90/Die Grünen.

Ces cinq partis politiques ont tous choisi le chemin de la responsabilité, et leurs dirigeants ont tous occupé des postes de responsabilité au niveau des Länder. Seul Die Linke n’a pas encore gouverné au niveau fédéral. Donc le système parlementaire allemand a su intégrer deux nouveaux partis sans perdre sa stabilité, et a su vivre des scissions et des regroupements entre partis sans que la démocratie en sorte affaiblie.

En sera-t-il de même avec le nouveau parti d’extrême droite ? Les conflits qui ont éclaté en son sein immédiatement après les élections montrent que l’AfD est traversé par deux courants antagonistes : ceux qui entendent changer « le système », rejettent en bloc la classe politique et les élites et considèrent l’identité allemande menacée et ceux qui veulent installer durablement un parti très conservateur, chauviniste et souverainiste à la droite des Chrétiens-Démocrates. Il est probable que l’AfD soit ­marqué par des départs. Mais même si l’aile conservatrice-souverainiste devait s’imposer face aux ­radicaux-nationalistes, le dégât pour la culture démocratique aura été immense. Il aurait été impensable en Allemagne, il y encore quelques années, de plaider pour la fin du travail de mémoire relatif aux crimes nazis ou de vouloir réécrire les tragiques pages de l’histoire du Troisième Reich, de 1933 à 1945. Comment freiner ce phénomène de désinhibition morale et linguistique, qui s’observe également dans d’autres pays et a explosé avec les médias sociaux ?

Le moins que l’on puisse dire après ces élections, c’est que le paysage politique allemand se transforme profondément. L’Allemagne qui semblait presque bénéficier d’une immunité instinctive contre la pensée nationaliste-populiste rejoint, hélas, la triste normalité européenne. L’AfD porte la marque d’une crise plus profonde. Le nouveau gouvernement qui se formera – peut-être difficilement, mais il se formera – aura la lourde tâche de regagner en crédibilité. Si l’État de droit et les institutions démocratiques n’arrivent pas à répondre aux questions que beaucoup de citoyens se posent, si le gouvernement n’a pas la force d’aborder les grands sujets d’avenir et de proposer des solutions concrètes, la confiance des citoyens en nos institutions risque de s’effriter. Le nouveau gouvernement ne pourra plus faire du « business as usual ». Et s’il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences de ces élections sur les partenaires de l’Allemagne, on peut être certain que l’engagement pro-européen restera très largement majoritaire aussi bien dans la classe politique que dans la société allemande.

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