La codétermination, une autre idée de l’Europe

Olivier FAVEREAU

Professeur émérite de sciences économiques à l’Université Paris-Nanterre, codirecteur du département « économie & société » du Collège des Bernardins

Qu’en est-il de la codétermination en Europe, ce système permettant aux salariés de participer aux conseils d’administration de leurs entreprises au même titre que les actionnaires ?

D’une grande déformation à l’autre. Dans les années 1980, la financiarisation de l’économie a provoqué une « grande déformation » de l’entreprise(1). Elle a suscité une autre grande déformation, celle du projet européen. Leur superposition donne à voir, en filigrane, une image commune : la codétermination – c’est-à-dire la participation des salariés au conseil d’administration (ou de surveillance) des sociétés, sur une base d’égalité de droits avec les actionnaires.

Pourquoi parler de « grande déformation » à propos des entreprises ? La finance, solidement encadrée sous les Trente Glorieuses, s’autonomise, à partir du milieu des années 1970. La sphère financière se met à croître plus vite que l’économie réelle, sur la foi d’une évidence : les actionnaires sont propriétaires des entreprises et c’est donc pour eux que les entreprises bien « gouvernées » doivent produire le maximum de valeur. Cette nouvelle conception de l’entreprise se généralise dans les années 1980, sous le leadership anglo-saxon incarné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Or elle contredit les éléments les plus fondamentaux du droit des sociétés : les actionnaires ont créé une personne juridique nouvelle (la « société »), et aucun système juridique (droit codifié ou common law) ne confond l’intérêt de la société (« l’intérêt social ») avec celui des actionnaires. Ceux-ci sont propriétaires de leurs actions, mais pas de la société, moins encore de l’entreprise, puisqu’elle n’a pas de statut en droit(2). Les effets pervers de cette « grande déformation » apparaîtront au grand jour lors de la crise mondiale de 2008 – la plus grave depuis celle de 1929.

Europe décalée

Où intervient la codétermination dans ce récit ? Nulle part. La raison en est que nous n’avons pas encore parlé de l’Europe.

Alors qu’elle avait été en pointe, après la seconde guerre mondiale, dans l’édification de l’État-providence social-démocrate, l’Europe va se trouver décalée par rapport à la révolution néolibérale des années 1980. Lors de la signature du Traité de Rome, seule l’Allemagne (de l’Ouest) faisait exception au système ­standard qui comprenait des conseils exclusivement composés de représentants des actionnaires. En revanche, au moment où le monde anglo-saxon initiait dérégulation et financiarisation, nombre de pays sur le continent(3) adoptèrent, dans le prolongement du mouvement d’idées de mai 1968, une forme ou une autre de codétermination(4). Il est alors logique qu’à l’initiative de la Commission, les pays membres de la CEE, rejoints par le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni en 1973, aient ouvert le double chantier de l’harmonisation du droit des sociétés, et de la création d’une « société européenne ». Dans les deux cas, il s’agissait d’universaliser le modèle allemand ou néerlandais de codétermination. Le débat dura tout au long des années 1970, avant de se clore sur un dernier rejet, par le Conseil, de la proposition de 5e directive en 1983, et sur l’adoption… en 2001 d’une forme peu contraignante de « société européenne ».

Ce qui a valeur historique, ici, est moins l’échec que l’oubli profond, dans lequel est tombé ce moment de la construction européenne. Moment crucial, où l’appui fondateur sur l’économie commençait à montrer ses limites. S’agissant de créer du politique, le principe de « concurrence libre et non faussée » a joué d’abord un rôle éminemment (re)constructif. Mais monopolisant la normativité, il est devenu corrosif. Sauf à se contredire, il a besoin d’être concurrencé par un principe de solidarité ou de coopération. Le génie européen est d’avoir entrevu que la nouvelle frontière de la démocratie passera par l’entreprise. Et que cela s’appelle la codétermination.

1) Voir Olivier Favereau & Baudoin Roger, « Penser l’entreprise : nouvel horizon du politique », Perspectives & Propositions n° 5, Collège des ­Bernardins, 2015.

2) Voir Jean-Philippe Robé, Le temps du monde de l’entreprise, Dalloz, Paris, 2015.

3) Pays-Bas, Luxembourg, Danemark, Portugal, Irlande, Grèce – pour nous limiter aux pays membres de l’UE-12.

4) Voir Jean-Louis Beffa & Christophe Clerc, « Les chances d’une codétermination à la Française », Fondation Cournot, Prisme n° 26, janvier 2013.

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